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L''affaire Elf

Le déballage commence

Troisième semaine dans le procès Elf avec de vrais débats, de fausses révélations et quelques détails surprenants. En mettant en contradiction les défenses des trois principaux prévenus, la tactique du président Desplan fonctionne à merveille. Avec un mystère… jusqu’où ira le déballage des protagonistes ?
Scène surprenante dans l’immense salle des pas perdus du Palais de Justice de Paris. Pierre Haïk, avocat d’Alfred Sirven, s’étouffe d’indignation à l’interpellation d’une journaliste télé ayant mal lu le dossier d’instruction : «Mais enfin, maître, c’est quand même la première fois que l’on parle de financement politique dans cette affaire…». Réponse, sèche : «Mais, pas du tout, vous avez tort, c’est complètement faux. Il est sans doute normal que vous découvriez maintenant le travail de l’enquête. Mais, à l’instruction, tout le monde a parlé du financement politique. Loïk le Floch-Prigent pour en admettre le principe, Alfred Sirven, quant à lui, a indiqué avoir financé tous les partis politiques, je dis bien tous les partis politiques, à l’exception du Front National.» Sourire narquois, la robe noire achève l’entretien, agacée par tant d’ignorance.

Malheureusement pour la caméra qui s’éloigne, l’avocat a parfaitement raison. Durant les huit années d’enquête, les protagonistes de l’affaire Elf ont été interrogés par les juges. La plupart ont admis être initiés au secret de polichinelle : Elf était bien une pompe à finances politiques. Seul profane en la matière, l’ancien PDG Philippe Jaffré, interrogé le 30 octobre 2001 par le juge Renaud Van Ruymbeke : «Il a été dit qu’Elf était de toute éternité la caisse de certains partis politiques et en particulier du parti gaulliste. Ce sont des affabulations, Monsieur Pecqueur et Monsieur Chalandon (Ndlr : anciens présidents d’Elf) m’ont confirmé que, de leur temps, Elf Aquitaine ne finançait ni parti politique, ni campagnes électorales en dehors de quelques dons occasionnels, répartis entre la gauche et la droite comme le pratiquait à l’époque un certain nombre d’entreprises. Il en a été de même de mon temps. (…) Présenter Elf Aquitaine comme la caisse noire de la République dans le but d’expliquer, sinon de justifier une dérive personnelle est une contrevérité.» Etrange analyse de la part de celui qui présida aux destinées du groupe pétrolier entre 1993 et 1999 ; Philippe Jaffré aurait sans doute été édifié par les débats de lundi.

En revenant à la barre, Loïk Le Floch-Prigent semble déterminé. Le président Desplan, dynamique : «Vous avez déclaré, la semaine dernière, que vous connaissiez une caisse noire destinée aux hommes politiques politiques. Pourriez-vous nous en dire un peu plus… ?». Le PDG, direct : «Le système était en place quand je suis arrivé chez Elf. Beaucoup en ont bénéficié. Pendant la campagne électorale, les candidats à la présidence de la République demandaient au secrétaire général du groupe l’enveloppe correspondante.» Puis il évoque le «RPR», les «socialistes», en expliquant que le président Mitterrand lui avait alors demander de «rééquilibrer les choses» au profit de la gauche. Combien ? demande Michel Desplan. «Environ 5 millions de dollars par an» lâche, hésitant, l’ancien patron. «Ce chiffre me semble particulièrement faible, corrige Alfred Sirven, l’éminence grise, c’est très, très, très, très supérieur.» Et Le Floch-Prigent de poursuivre sur la répartition des rôles : André Tarallo, le Monsieur Afrique, pour le financement des gaullistes, Alfred Sirven pour les autres. Sans oublier les autres sources de financement, c’est-à-dire toutes les entités de la compagnie pétrolière ayant une certaine autonomie : il y avait une plaisanterie à l’époque, détaille Sirven, on disait: «chacun a son prince» et des princes parfois il y en avait beaucoup.» Le président, sceptique : «Vous avez dit «je l’ai toléré, car cela a servi Elf » ?…» Légèrement arrogant, le PDG assène : «Nous sommes, dans le pétrole, David contre Goliath. Le monde anglo-saxon est deux à trois fois plus fort que nous. En Afrique ou en Asie centrale, dans le Moyen-Orient, si jamais des hommes politiques français se retrouvent contre nous, nous sommes dans une difficulté. Je prends l’exemple de l’Angola. Il faut que l’ensemble des hommes politiques français ne se retrouvent pas, un jour, à favoriser Chevron ou Exxon. En Afrique, si on entre dans un combat socialistes contre gaullistes, on ne sait plus où on va». «Vous voulez dire, questionne le président, que des hommes politiques français auraient pu jouer contre leur camp, obligeant Elf a des financements politiques…» Bref silence. «De fait, oui», soupire le prévenu. A sa suite, André Tarallo confirme ce fonctionnement, ajoutant benoîtement que «ce que les hommes politiques africains ont pu faire vis-à-vis de leurs homologues français, c’est leur affaire» Sous-entendu explicitement formulé quelques instants après : «par exemple, par l’intermédiaire de la Fiba (Ndlr : la banque d’Elf), il y a eu à Paris des sommes importantes à la disposition d’hommes politiques africains, avec des retours français». En clair : les guichets étaient généreux et peu regardants. Après trois quarts d’heure de débats, personne n’a enfreint l’ultime loi commune aux trois défenses : pas de nom.

Stratégie ou repentir ?

Après trois semaines de faux déballage et de vrais détails sur le financement politique, comment déterminer la part de calcul dans les déclarations des uns et des autres ? Pour y voir clair, il faut d’abord faire un constat. Deux types de défense se dessinent : la réaliste et l’utopique. La réaliste, c’est celle des prévenus détenus : Loïk Le Floch-Prigent et Alfred Sirven. Dès le départ, ils ont choisi d’endosser leurs responsabilités individuelles, notamment sur l’enrichissement personnel. Exercice long et douloureux, mais qui, pénalement, ne peut qu’être bénéfique en vertu de l’adage «faute avouée à moitié pardonnée». Dans ce cadre, ils seront logiquement amenés à fournir des détails sur la destination des fonds détournés -c’est au programme des deux semaines à venir- et notamment des fonds politiques. Mais l’un, par «fidélité au président de la République» et l’autre, par esprit soldatesque, n’ont nul intention de donner des noms. Qui plus est, cela ne serait pas d’une grande utilité… judiciaire.

En effet, pour qualifier juridiquement un enrichissement personnel –de l’abus de bien social au détriment d’une société- il faut que les faits ne soient pas couverts par la prescription, trois ans sur l’Abs. Donc, il faut pouvoir, par exemple, qualifier les faits en «recel d’ABS», un délit continue. Un vrai casse-tête juridique, qui ennuie le parquet de Paris : Que faire si, tout d’un coup, l’un des prévenus craque ? Faudra-t-il lancer une enquête préliminaire ? Bref, donner des noms, c’est un peu l’arme atomique des anciens d’Elf. L’unique partisan de la défense utopique a dû longuement peser l’avantage de la dissuasion politique. Depuis le premier jour, André Tarallo ne cesse de s’abriter derrière son «mandant», le président du Gabon, Omar Bongo. Un choix assumé depuis huit ans, mais qui va présenter des faiblesses au moment de l’examen des dépenses personnelles effectuées par le Monsieur Afrique (un appartement à Paris, une villa en Corse, des meubles et des tableaux). De l’avis de nombreux avocats, c’est une défense vouée à l’échec. Or, la perspective de finir par la case prison fera peut-être réfléchir celui que le président Desplan décrivait, dès le début du procès, comme «l’alpha et l’oméga du groupe Elf»…



par David  Servenay

Article publié le 04/04/2003