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Chypre

La réunification par le bas

Depuis mercredi, les Chypriotes peuvent à nouveau franchir la fameuse «ligne verte» qui divise leur république en deux entités hermétiques depuis vingt-neuf ans. L’ouverture de la «frontière» entre la république de Chypre et l’État autoproclamé de la partie turque de l’île s’inscrit dans un contexte international et régional marqué par la candidature de la Turquie à l’Union européenne et l’évolution d’une opinion publique locale qui aspire à vivre normalement.
En dépit de l'apparent blocage institutionnel, l'ouverture de la frontière entre les deux parties de l'île est incontestablement le signe d'une volonté partagée de surmonter quatre décennies de division et vingt-neuf ans de partition. Volonté partagée en tout cas par ces milliers de citoyens ordinaires qui, depuis mercredi, profitent de l'opportunité qui leur est offerte pour retrouver la part de leur pays dont ils avaient été privés si longtemps. On est certes encore très loin du caractère massif des migrations spontanées observées en 1989, lors de l'effondrement du «rideau de fer». Tout d'abord Chypre compte moins d'un million d'habitants. Et, après tant d'années de méfiance réciproque et entretenue, nombre de Chypriotes sont devenus des étrangers les uns pour les autres. Mais les déclarations de ceux qui ont franchi la fameuse «ligne verte» au cours de ces dernières heures témoignent d'une détermination évidente à dépasser les clivages et les divisions. «J'ai l'impression de rêver», déclarait à Reuters une Chypriote-turque d'une cinquantaine d'années, venue en famille passer la journée du côté grec. «C'est un jour magnifique», souligne cet autre en gagnant son ancien quartier, dans la partie grecque de Nicosie, inaccessible pour les Chypriotes-turcs depuis le coup d'État des colonels à Athènes, en 1974, et l’invasion de la partie nord de l’île (38% du territoire) par l’armée turque, puis la partition avec la création en 1983 de la République turque de Chypre du Nord (RTCN).

L’ouverture de la «ligne verte» a été décrétée mardi par le chef de la communauté chypriote-turque, Rauf Denktash. Ce dernier, malgré une très nette évolution de son opinion publique et les initiatives de l’ONU, porte une lourde responsabilité dans le récent échec des négociations pour restaurer l’unité de l’île (sur un modèle qui reste à déterminer). Sa décision survient dans un contexte historique déterminant, huit jours après la signature du traité d’adhésion de la République de Chypre, réduite à sa partie sud (la seule reconnue par la communauté internationale), à l’Union européenne (UE). D’ici le premier mai 2004, date de l’entrée effective, il reste donc fort peu de temps aux autorités chypriotes-turques pour engager le travail de réunification qu’elles ont rejeté depuis bientôt trente ans. Si ces dernières ne sont plus soutenues par une population désormais impatiente d’intégrer l’UE, synonyme de prospérité et de sécurité, elles sont en revanche toujours soutenues par les fractions les plus nationalistes de la classe politique turque et de l’armée turque qui entretient toujours un contingent de plusieurs dizaines de milliers de soldats dans la partie nord.

Toutefois la situation évolue également à vive allure à Ankara, candidate à l’intégration au sein de l’Union. Et les dernières déclarations des nouvelles autorités turques montrent leur agacement face à une créature qu’elles ne contrôlent plus entièrement, après une trentaine d’années de relative autonomie. L’affaire est d’autant plus épineuse pour la Turquie que, d’ici un an, elle risque de se retrouver puissance occupante de l’un des États européens, alors qu’elle souhaite rejoindre l’ensemble. Situation embarrassante et préjudiciable pour sa demande d’adhésion. C‘est donc bien à Ankara que se trouve la clef de la résolution de l’équation chypriote. Et on a vu à l’occasion de la guerre en Irak que la Turquie a défini ses priorités non plus en fonction de ses seuls intérêts stratégiques nationaux mais par rapport à l’environnement internationale et qu’elle est prête à consentir à de douloureux sacrifices (ne pas envahir le Kurdistan irakien, par exemple), pourvu qu’ils soient appréciés à leur juste valeur par ses alliés reconnaissants, comme l’exige le commerce diplomatique.

Aucun incident signalé

En attendant, peut-être embarrassées par la tournure des événements et leur relatif isolement, les autorités la RTCN multiplient les gestes de bonne volonté dont l’ouverture de la «frontière», ce 23 avril, est le signe le plus spectaculaire. Elles n’exigent notamment plus la présentation du passeport pour les citoyens du Sud avant de les laisser entrer au Nord et ont annoncé la levée des restrictions au commerce avec la partie grecque. De leur côté, les autorités de la république de Chypre (sud) envisagent des mesures destinées à rapprocher les deux communautés, telles qu’étendre le bénéfice des soins de santé à la population chypriote-turque, et lui accorder passeports et permis de travail. Et Ankara, de son côté, a annoncé le déblocage d’une aide de 500 millions de dollars à la partie nord pour moderniser ses infrastructures touristiques et rurales.

Après toutes ces années de quasi-immobilisme, les derniers épisodes du dossier marquent peut-être un tournant que chacun s’emploie pourtant à minimiser. «Nous sommes pour la libre-circulation, mais le mur n’est pas tombé parce que le problème chypriote n’est pas réglé», déclarait mercredi le porte-parole du gouvernement de la République de Chypre. Pour sa part, le vice-Premier ministre de la RTCN, et fils du dirigeant de l’État autoproclamé, réclame du temps : «Je supplie la communauté internationale de ne pas intervenir et de nous laisser voir la façon dont nous pouvons nous aider entre nous et nous comprendre les uns les autres». A l’écoute des témoignages, il semble pourtant que les Chypriotes ont déjà une bonne longueur d’avance sur leur dirigeants. Aucun incident n’avait été signalé au soir du second jour de l’ouverture de la «frontière».



par Georges  Abou

Article publié le 24/04/2003