Littérature
Splendeurs et limites du métissage
Pendant 10 jours, du 31 mai au 9 juin, le festival des littératures métisses se tient en région Poitou-Charentes. Dix jours de rencontres et de débats avec des écrivains prestigieux, venus du monde entier et dont l’œuvre est le produit d’un croisement fécond de pays, de langues et de sensibilités.
De notre envoyé spécial à Rochefort
A part le fait qu’ils soient tous des écrivains, tous connus et reconnus, qu’y a-t-il de commun entre le Français Martin Winckler, le Djiboutien Abdourahmane Waberi, l’Afghane Spôjmaï Zariâb, l’Iranienne Marjane Satrapi, le Réunionnais Axel Gauvin, la Bulgare Sevda Sedan, l’Angolais Pepetela et le Zimbabwéen Chenjerai Hove? Selon Bernard Magnier, l’inspirateur et l’organisateur des précédentes éditions du festival des Littératures Métisses auquel tous ces écrivains ont participé, ils ont aussi en commun l’expérience du métissage, du mélange des cultures, des géographies, des traditions, des sensibilités et des esthétiques. Leurs oeuvres sont le produit de ce métissage, se situant à la croisée des continents, des langues et des imaginaires. C’est autour de cette perception du métissage comme ouverture à la diversité et à la pluralité du monde que s’est construit le festival des Littératures Métisses dont la quatrième édition se déroule dans les villes de Poitou-Charentes.
Conçu comme le pendant littéraire de Musiques Métisses qui depuis 1976 embrase les nuits d’été d’Angoulême, Littératures Métisses s’est distingué dès sa création de son parrain musical en s’identifiant à toute une région plutôt qu’à une ville. Préférant le nomadisme à l’enracinement, ses organisateurs (notamment l’Office du Livre en Poitou-Charentes) ont dès la première année entraîné les écrivains invités du festival sur les routes charentaises, à la rencontre de leurs lecteurs réels et potentiels. L’édition 2003 n’a pas dérogé à la règle. Inaugurée le week-end dernier à Rochefort, la ville de Pierre Loti - auteur d’Aziyadé et de Pêcheurs d’Islande, métis avant la lettre -, elle s’est poursuivie tout au long de cette semaine dans une vingtaine de villes de la région: la Rochelle, Saintes, Jarnac, Pont-d’Envaux, Ruffec, Saint-Jean-d’Angély... Ce vagabondage littéraire se clôturera à Angoulême au cours du long week-end de Pentecôte, en marge et sur le site même des Musiques Métisses.
«Notre cerveau se nourrit du mélange»
Ce qui fait cette année encore le succès de cette manifestation cosmopolite, c’est la qualité des rencontres qu’elle propose. Ces rencontres sont d’autant plus fécondes que les treize invités de 2003 sont tous des personnalités rares et phares des arts et lettres mondiaux : Jean Rouch, André Brink, Ananda Devi, Svetlana Alexievitch, Alberto Manguel, Baudoin, Koffi Kwahulé, Maïssa Bey, Gaston-Paul Effa, Lorand Gaspar, Mohamed Kacimi, Andreï Kourkov, Christian Salmon. Dès le premier jour, ceux-ci ont su conquérir l’assistance par les récits de leurs parcours, souvent atypiques mais toujours marqués par le souci de dépassement de soi, de sa communauté, de sa race afin de mieux entrer en communion avec l’Autre. Rien n’illustre mieux ce souci que la démarche du sud-africain André Brink qui a raconté aux auditeurs comment il s’est libéré de l’emprise de sa communauté afrikaner et a réussi à mettre son écriture au service de la dénonciation de la terrible oppression raciale et patriarcale dont les Noirs et les femmes sont victimes dans son pays. Ce choix délibéré de l’Autre ne s’est pas fait sans douleur, sans traumatisme: «J’ai été abandonné par ma famille, par mes amis. Mais pour chaque ami blanc que j’ai perdu, j’ai gagné l’estime et l’amitié de dix Noirs», a expliqué l’auteur de Au plus noir de la nuit. Pour moins connu que soit l’itinéraire du poète et médecin franco-hongrois Lorand Gaspar qui a vécu successivement à Jérusalem et à Tunis, il n’en est pas moins significatif. Auteur d’une Histoire de la Palestine qui lui a valu d’être expulsé d’Israël, Gaspar réfléchit au métissage scientifique: «En tant que scientifique, je suis convaincu que nous sommes tous métissés. Notre cerveau se nourrit du mélange qui est le suc de la vie et meurt lorsqu’il en est privé».
Enfin, ce sont sans doute les deux films documentaires de Jean Rouch, programmés lors de l’étape rochefortaise du festival, qui ont le mieux donné à voir les splendeurs, mais aussi les limites du regard métis. Octogénaire aujourd’hui et célébré dans le monde entier comme le pionnier de ce que l’on nomme «l’anthropologie visuelle» ou «le cinéma du réel», Rouch a fondé toute son oeuvre cinématographique sur sa connaissance intime de l’Afrique qu’il fréquente depuis l’âge de vingt-cinq ans. Bataille sur le grand fleuve et Les Maîtres fous sont des classiques du cinéma ethnographique sur l’Afrique. Tournés tous les deux dans les années cinquante, le premier montre la chasse traditionnelle à l’hippopotame au harpon sur le fleuve Niger et le second la grande fête de possession des Hauka à Accra. Projetés en présence du réalisateur et devant une salle comble, ces deux films n’ont laissé personne insensible à cause de la violence et de la crudité de leurs images. De gros plans à répétition sur des bouches vomissant la bave, des scènes de consommation rituelle de sang et de chair crue de chien sauvage, des chasseurs s’acharnant sur leurs victimes à l’agonie... Les commentaires en voix-off du cinéaste n’ont pas réussi à atténuer l’impact de ces images, ni à combler tout à fait le fossé qui s’était creusé, l’espace d’une projection, entre «nous» et les «autres».
C’est seulement lorsque, une fois les lumières rallumées, le rire moqueur et contagieux du vieux cinéaste a de nouveau retenti dans la salle que le malaise s’est quelque peu dissipé!
Lien utile:
Le site du festival : festival.musiques-metisses.com
A part le fait qu’ils soient tous des écrivains, tous connus et reconnus, qu’y a-t-il de commun entre le Français Martin Winckler, le Djiboutien Abdourahmane Waberi, l’Afghane Spôjmaï Zariâb, l’Iranienne Marjane Satrapi, le Réunionnais Axel Gauvin, la Bulgare Sevda Sedan, l’Angolais Pepetela et le Zimbabwéen Chenjerai Hove? Selon Bernard Magnier, l’inspirateur et l’organisateur des précédentes éditions du festival des Littératures Métisses auquel tous ces écrivains ont participé, ils ont aussi en commun l’expérience du métissage, du mélange des cultures, des géographies, des traditions, des sensibilités et des esthétiques. Leurs oeuvres sont le produit de ce métissage, se situant à la croisée des continents, des langues et des imaginaires. C’est autour de cette perception du métissage comme ouverture à la diversité et à la pluralité du monde que s’est construit le festival des Littératures Métisses dont la quatrième édition se déroule dans les villes de Poitou-Charentes.
Conçu comme le pendant littéraire de Musiques Métisses qui depuis 1976 embrase les nuits d’été d’Angoulême, Littératures Métisses s’est distingué dès sa création de son parrain musical en s’identifiant à toute une région plutôt qu’à une ville. Préférant le nomadisme à l’enracinement, ses organisateurs (notamment l’Office du Livre en Poitou-Charentes) ont dès la première année entraîné les écrivains invités du festival sur les routes charentaises, à la rencontre de leurs lecteurs réels et potentiels. L’édition 2003 n’a pas dérogé à la règle. Inaugurée le week-end dernier à Rochefort, la ville de Pierre Loti - auteur d’Aziyadé et de Pêcheurs d’Islande, métis avant la lettre -, elle s’est poursuivie tout au long de cette semaine dans une vingtaine de villes de la région: la Rochelle, Saintes, Jarnac, Pont-d’Envaux, Ruffec, Saint-Jean-d’Angély... Ce vagabondage littéraire se clôturera à Angoulême au cours du long week-end de Pentecôte, en marge et sur le site même des Musiques Métisses.
«Notre cerveau se nourrit du mélange»
Ce qui fait cette année encore le succès de cette manifestation cosmopolite, c’est la qualité des rencontres qu’elle propose. Ces rencontres sont d’autant plus fécondes que les treize invités de 2003 sont tous des personnalités rares et phares des arts et lettres mondiaux : Jean Rouch, André Brink, Ananda Devi, Svetlana Alexievitch, Alberto Manguel, Baudoin, Koffi Kwahulé, Maïssa Bey, Gaston-Paul Effa, Lorand Gaspar, Mohamed Kacimi, Andreï Kourkov, Christian Salmon. Dès le premier jour, ceux-ci ont su conquérir l’assistance par les récits de leurs parcours, souvent atypiques mais toujours marqués par le souci de dépassement de soi, de sa communauté, de sa race afin de mieux entrer en communion avec l’Autre. Rien n’illustre mieux ce souci que la démarche du sud-africain André Brink qui a raconté aux auditeurs comment il s’est libéré de l’emprise de sa communauté afrikaner et a réussi à mettre son écriture au service de la dénonciation de la terrible oppression raciale et patriarcale dont les Noirs et les femmes sont victimes dans son pays. Ce choix délibéré de l’Autre ne s’est pas fait sans douleur, sans traumatisme: «J’ai été abandonné par ma famille, par mes amis. Mais pour chaque ami blanc que j’ai perdu, j’ai gagné l’estime et l’amitié de dix Noirs», a expliqué l’auteur de Au plus noir de la nuit. Pour moins connu que soit l’itinéraire du poète et médecin franco-hongrois Lorand Gaspar qui a vécu successivement à Jérusalem et à Tunis, il n’en est pas moins significatif. Auteur d’une Histoire de la Palestine qui lui a valu d’être expulsé d’Israël, Gaspar réfléchit au métissage scientifique: «En tant que scientifique, je suis convaincu que nous sommes tous métissés. Notre cerveau se nourrit du mélange qui est le suc de la vie et meurt lorsqu’il en est privé».
Enfin, ce sont sans doute les deux films documentaires de Jean Rouch, programmés lors de l’étape rochefortaise du festival, qui ont le mieux donné à voir les splendeurs, mais aussi les limites du regard métis. Octogénaire aujourd’hui et célébré dans le monde entier comme le pionnier de ce que l’on nomme «l’anthropologie visuelle» ou «le cinéma du réel», Rouch a fondé toute son oeuvre cinématographique sur sa connaissance intime de l’Afrique qu’il fréquente depuis l’âge de vingt-cinq ans. Bataille sur le grand fleuve et Les Maîtres fous sont des classiques du cinéma ethnographique sur l’Afrique. Tournés tous les deux dans les années cinquante, le premier montre la chasse traditionnelle à l’hippopotame au harpon sur le fleuve Niger et le second la grande fête de possession des Hauka à Accra. Projetés en présence du réalisateur et devant une salle comble, ces deux films n’ont laissé personne insensible à cause de la violence et de la crudité de leurs images. De gros plans à répétition sur des bouches vomissant la bave, des scènes de consommation rituelle de sang et de chair crue de chien sauvage, des chasseurs s’acharnant sur leurs victimes à l’agonie... Les commentaires en voix-off du cinéaste n’ont pas réussi à atténuer l’impact de ces images, ni à combler tout à fait le fossé qui s’était creusé, l’espace d’une projection, entre «nous» et les «autres».
C’est seulement lorsque, une fois les lumières rallumées, le rire moqueur et contagieux du vieux cinéaste a de nouveau retenti dans la salle que le malaise s’est quelque peu dissipé!
Lien utile:
Le site du festival : festival.musiques-metisses.com
par Tirthankar Chanda
Article publié le 07/06/2003