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Balkans

Les routes européennes du trafic d'êtres humains

Les Balkans sont au croisement des routes européennes du trafic des êtres humains. Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), quelque 12000 femmes et enfants seraient victimes chaque année de l’esclavage sexuel.
Podgorica – Ljiljana Raicevic ne peut pas cacher un peu de fierté d’être la femme par qui le scandale a éclaté. À la tête d’un centre d’accueil pour femmes victimes de violence, cette féministe d’une cinquantaine d’années a réussi à faire trembler le pouvoir monténégrin.

Fin novembre 2002, l’adjoint au Procureur de la République du Monténégro, Zoran Piperovic, est arrêté, sous l’accusation de participer à un vaste réseau de proxénétisme. Cette arrestation spectaculaire est le résultat du témoignage d’une jeune Moldave, connue sous les initiales de S.C., qui a trouvé refuge dans le foyer géré par Ljiljana Raicevic.

Ljiljana Raicevic a découvert les réalités de l’esclavage sexuel presque par hasard. Ancienne conseillère municipale indépendantiste de la capitale monténégrine Podgorica, elle crée une ligne de SOS téléphonique pour les femmes victimes de violences domestiques en 1995, puis un foyer d’accueil pour ces femmes. En 2000, un contact de Ljiljana dans la police lui demande d’accourir dans un commissariat : dix femmes sont détenues après avoir été raflées lors d’une descente dans un bar. Faute de structures d’accueil adéquates, elles attendent depuis une journée dans ce commissariat, sans nourriture, sans assistance médicale.

«J’avais, bien sûr, déjà entendu parler de la prostitution forcée, et des réseaux internationaux de proxénétisme, mais c’était la première fois que j’étais confrontée directement à cette réalité». Les dix jeunes femmes, originaires de Biélorussie, de Moldavie, d’Ukraine et de Roumanie veulent rentrer chez elle. Certaines avaient déjà été “ revendues ” dix fois d’un patron à l’autre. Avec l’aide de l’OSCE, Ljiljana leur offre un hébergement provisoire dans son foyer d’accueil, en interdisant à la police tout contact avec elles. Quatre jours plus tard, leur transfert est organisé vers un foyer d’accueil de Belgrade, première étape vers leur rapatriement. «Elles sont partis dans un fourgon fermé, escorté par la police. J’ai su plus tard que trois d’entre elles avaient été revendues par la police elle-même dans le nord du Monténégro».

Quelques mois plus tard, Ljiljana ouvre un second foyer, destiné aux femmes victimes du trafic. Le lieu de ce foyer est tenu rigoureusement secret. Il s’agirait d’une grande villa dans la ville même de Podgorica. «Moi-même, je ne m’y rends que très rarement et très discrètement, car je pourrais être suivie. La police n’a bien sûr pas accès à ce foyer», explique-t-elle.

En trois ans, le foyer de Podgorica a accueilli 54 femmes victimes du trafic, pour des séjours d’une durée moyenne de trois mois. «Nous n’avons pas d’autre solution à leur proposer que de retourner dans leur pays d’origine», reconnaît Ljiljana, même si le retour au pays, avec un dérisoire pécule de 100 euros fourni par l’OIM, expose ces femmes aux risques de vengeance des trafiquants qui connaissent leur adresse.

Une marchandise plus facile à transférer que la drogue ou les armes

La jeune Moldave S.C. a eu le courage de briser la loi du silence et de maintenir son témoignage impliquant certains des plus hauts personnages de l’État. Le plus souvent, les femmes victimes du trafic n’ont pourtant aucune chance de briser le cercle de leur esclavage. «Souvent, lorsque des femmes parviennent à s’enfuir et se rendent à la police, celle-ci s’empresse de prévenir leurs patrons pour qu’ils reviennent les chercher», explique Ljiljana, qui n’a pas de mots assez forts pour pourfendre «la sainte trinité de la traite des blanches», facilitée par la collusion de la police, de la justice et de la mafia.

Sur les routes balkaniques de la traite, le Monténégro fait figure à la fois de destination finale et de pays de transit. Les femmes, originaires le plus souvent de Moldavie, d’Ukraine ou de Roumanie, arrivent par Belgrade. Certaines «travaillent» dans les bars de la côte monténégrine, dans la capitale Podgorica, ou dans certaines petites villes du nord du pays, notamment à Rozaje et à Bijelo Polje, importants nœuds de circulation routière. Elles peuvent aussi poursuivre leur voyage, soit en partant pour l’Italie pour le port de Bar, soit en direction de la Bosnie, du Kosovo ou de l’Albanie. Le poste frontière de Bozaj, entre le Monténégro et l’Albanie est réputé pour son «laxisme», et les trafiquants peuvent aussi utiliser de petites embarcations pour franchir le lac de Scuttari, qui sépare les deux pays.

«Ces femmes sont toujours étrangères. Sur les 54 femmes que nous avons accueillies, une seule était serbe. Pour les trafiquants, c’est une règle d’or que de les séparer de leur milieu d’origine», explique Ljiljana. Les femmes sont, de plus, fréquemment revendues d’un patron à l’autre, ce qui contribue à rendre plus difficile toute enquête sur les filières utilisées par les trafiquants. Le prix maximum serait de 1500 à 2000 euros.

Les criminologues expliquent les particularités de ce trafic: il ne nécessite pas une mise de fonds très importante, et l’organisation du trafic n’a pas besoin d’être centralisée. De petits groupes interconnectés suffisent pour passer les frontières et alimenter un «marché» en pleine expansion. En somme, les êtres humains représentent une marchandise beaucoup plus facile à transférer que la drogue ou les armes.

Jusqu’à présent, aucun procès mené contre des trafiquants n’a abouti au Monténégro, faute de preuves et de témoignages. Une nouvelle loi en préparation doit faire du trafic d’êtres humains un crime spécifique mais, début juillet, le procureur adjoint Piperovic a été relaxé, entraînant des protestations aussi véhémentes que vaine de la communauté internationale.

En Macédoine, à l’autre bout des routes balkaniques du trafic des êtres humains, le journaliste Kim Mehmeti rappelle cependant une vérité d’évidence : «Les pays occidentaux nous demandent à juste titre d’intensifier la lutte contre ce trafic, mais le trafic n’aurait pas la même ampleur si les pays occidentaux n’étaient pas le débouché majeur du trafic».



par Jean-Arnault  Dérens

Article publié le 30/07/2003