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L''affaire Elf

Des avocats qui valent de l’or

La moitié des «ténors» du barreau de Paris ont pris part au procès de l’affaire Elf. Entre bataille médiatique et travail de bénédictin à la recherche des failles de la procédure, les avocats de renom font payer leurs talents.
Dans un procès Elf souvent qualifié d’historique, les avocats n’ont pas tous brillé par la pertinence de leurs interventions. L’affaire Elf a pourtant réuni la moitié de ceux que l’on surnomme les «ténors», les spécialistes les plus renommés du barreau de Paris. Sur l’ordonnance de renvoi qui devant le tribunal, ils sont soixante-sept, parmi les meilleurs. Ces avocats, inventeurs de bons mots pour les caméras de télévision, rompus à l’exercice de la petite phrase qui fait mouche, parfois bons procéduriers, sont surtout réputés capables d’arranger un «coup» grâce à leurs relations dans tous les milieux.

Jusqu’aux années 80, ces orfèvres du code de procédure pénale défendaient surtout les truands de la pègre. L’époque étaient aux plaideurs au verbe haut: Henri Leclerc, Jacques Vergès, Paul Lombard… Autre temps, autres mœurs. La relève est arrivée, formée dans le moule des grands cabinets d’affaires à l’anglo-saxonne, l’élite des usines à collaborateurs où des associés fortunés obtiennent le droit d’exploiter jour et nuit des cerveaux bien faits et ambitieux.

Parmi les avocats de cette génération William Bourdon, Francis Chouraqui ou Emmanuel Rosenfeld (énarque de surcroît) ont côtoyé cet univers à leur début, puis ils ont investi le terrain des grands procès de cour d’assises. On les retrouve aussi désormais dans les procédures financières. Dans ce cas, la première mission du défenseur est de miner l’instruction en mettant au jour les vices de procédures.

A ce jeu, Olivier Metzner, avocat de l’ex-PDG d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent, pendant l’instruction, est un maître. Me Metzner est capable de dénicher la moindre erreur sur un procès-verbal, le plus petit retournement de jurisprudence sur l’abus de bien social. Cela n’a pas empêché les deux hommes de se quitter fâchés, à cause d’une ardoise non réglée, finalement revue à la baisse.

Mais l’arme préférée de ces artistes du droit reste la prescription. En jouant habilement sur les dates de commission des délits reprochés à Roland Dumas, le bâtonnier Jean-René Farthouat est ainsi parvenu à réduire le montant des sommes reprochées à son client de 80 millions à 800 000 francs. Une peccadille qui valut, en appel, la relaxe au président du Conseil constitutionnel. Comme tout talent rare, ces qualités sont chèrement vendues.

Lors du premier rendez-vous, nul besoin de chercher la pancarte affichant les tarifs à l’entrée du cabinet de ces avocats. Profession libérale, la défense des intérêts juridiques d’un client est libre et ne peut, dans le cas d’un particulier, être défiscalisée. A moins de frauder le fisc… mais dans une affaire comme l’affaire Elf aucun avocat ne prendrait un tel risque.

En général, les avocats d’affaires ou les ténors du pénal travaillent à l’heure, entre 250 et 400 euros, 500 pour les plus réputés. Au passage, notez que l’homme de loi ne conserve, une fois les frais et les impôts payés, qu’environ 20% de cette somme brute. D’autres pratiquent le forfait, autrement dit une convention d’honoraires globale pour un résultat donné: une audience, une procédure, un jugement.

Cette convention entre le client et l’avocat est parfois mensualisée. C’est le cas de Loïk Le Floch-Prigent qui, après Me Metzner, a mandaté Maurice Lantourne, un avocat d’affaires réputé, sur une base de 15 000 euros mensuel sur quatre mois. Soit, au total, 60 000 euros pour environ 440 heures d’audience, cela ramène le taux horaire à 136 euros. Sans compter la préparation du dossier et du client, la rédaction des conclusions et de la plaidoirie.

Me Lantourne accepte de jouer la transparence sur ses honoraires et il ajoute: «Par rapport au droit des affaires, c’est contre-productif, et puis pendant ce temps-là, les autres clients du cabinet pensent que je ne m’occupe pas d’eux lorsque je suis engagé dans ces affaires où il faut être très disponible!». Mais alors, pourquoi s’engager dans ce genre d’aventures? «Deux choses m’ont décidé, répond l’avocat qui défendit un moment l’intermédiaire André Guelfi, le dossier était intéressant et puis, il y avait le problème humain. Pour être franc, j’ai hésité jusqu’à ce qu’il soit incarcéré».

C’est ensuite André Guelfi, 84 ans, qui a hésité. Il a finalement a changé deux fois d’avocat. D’abord, parce que Me Lantourne avait parmi sa clientèle un «escroc qui m’a arnaqué de 80 millions de francs», dit l’homme au verbe fleuri. Puis, Me Chouraqui qui, «n’a rien fait dans le dossier, alors qu’il y avait toutes les preuves». Finalement, c’est Pierre-Olivier Sur qui récupère sa défense, à quelques mois de l’audience. «Nous avons vraiment travaillé pendant trois mois avant le procès, ajoute André Guelfi, et j’ai négocié, dès le départ, un forfait global, pour toute l’affaire, jusqu’à la Cour de cassation s’il le faut, pour 220 000 euros». Après quelques hésitations, l’avocat confirme et se justifie: «J’ai mis à sa disposition une collaboratrice qui a fait l’Essec (une école de commerce) donc avec une double qualification, tarifée à 1200 francs de l’heure. Depuis le début du procès, je n’ai pas passé un week-end hors de mon cabinet, nous avons beaucoup travaillé». Question: les services offerts le valent-ils? Réponse de Me Sur: «Imaginerait-on une affaire comme celle-ci sans avocat?»

Une addition «aberrante»?

Du point de vue du client, c’est bien connu, la liberté n’a pas de prix. Mais elle a un coût que certains jugent parfois prohibitif. Même si quelques prévenus, au vu de leur surface financière, peuvent être considérés comme de véritables petites entreprises. Parmi les quelques prévenus à changer d'avocat entre l'instruction et l'audience, l'un s'est vu réclamer 300 000 euros pour une ouverture de dossier, un autre 75 000 euros pour un premier rendez-vous !

Discrets, Jean Veil et Emmanuel Rosenfeld, les avocats d’Elf, font montre d’une méticuleuse précaution en abordant ce sujet. Eux aussi sont payés au taux horaire, mais pas question d’avancer un chiffre. Le groupe Total dément que l’ensemble de l’affaire ait pu lui coûter 100 millions de francs de frais d’avocats. «Aberrant!» répond laconiquement Catherine Enck, la patronne du service de presse, sans pour autant vouloir avancer le moindre chiffre.

Pourtant, un ancien d’Elf nous a affirmé que sur le seul volet Bidermann de l’affaire Elf, comportant un audit réalisé par Ernst et Young, la compagnie pétrolière avait déboursé, à l’époque, environ 20 millions de francs. Or il ne s’agissait que d’une petite partie de l’ensemble du dossier qui comporte 300 tomes.

Sur cette base essayons d’évaluer les honoraires d’avocat versés par la partie civile. Soit une enquête de sept ans, à raison d’au moins 200 jours de travail par an, pour des journées de dix heures à 400 euros l’unité. Résultat: 5,6 millions d’euros, soit un peu plus de 36 millions de francs. Une somme à multiplier par deux, minimum, pour prendre en compte l’avocat suisse chargé de surveiller la procédure des commissions rogatoires envoyées à Genève. L’addition n’est donc plus si «aberrante»… D’ailleurs, en évoquant ces chiffres, les avocats interrogés au cours de cette enquête n’ont pas paru surpris. Il faut savoir que dans les procédures de négociation commerciale, fusion, acquisition, les grands cabinets d’avocats gagnent beaucoup plus. Alors quand il s’agit de l’image et de l’avenir du premier groupe français, l’état-major d’Elf n’a sûrement pas hésité longtemps à engager les meilleurs.

Pour les cabinets d’avocat, les affaires complexes comme l’affaire Elf posent toutes sortes de difficultés. Parmi elles: la désorganisation des cabinets en raison du temps -exceptionnellement long- passé à l’audience. «Quel est le retour? s’interroge Me Lantourne, c’est un investissement à long terme, si l’audience se déroule bien et puis, cela permet de connaître des journalistes».

Le journaliste, intercesseur naturel entre la réalité judiciaire et la publicité des débats, il demeure un interlocuteur utile pour cette catégorie d’avocats. Certains excellent dans l’art de cultiver un réseau médiatique, car une bonne défense, dans une «grande affaire», comprend aussi la capacité à mener une campagne d’opinion. Parfois, un avocat est mandaté uniquement en fonction de l’épaisseur de son carnet d’adresses.

Dans le secret de leur cabinet, ces avocats savent renvoyer l’ascenseur aux journalistes qui auront relayé leurs thèses en ouvrant, avec parcimonie, leurs dossiers. C’est l’instruction «médiatique» de l’affaire, parfois aussi utile pour ces prévenus hors-normes que les auditions dans le cabinet d’un juge.

Mais la défense d’un client dans une affaire de cette sorte ne relève pas que de la compétence, de l’habileté de l’avocat et du compte en banque de son client, il existe aussi une alchimie propre au duo que forment le prévenu et son défenseur. L’intermédiaire André Guelfi, 84 ans, est bien placé pour en parler, lui qui a changé deux fois d’avocat.
«Les avocats: c’est eux qui devraient me payer pour toute la publicité que je leur ai fait, en passant à la télévision, ils ont gagné des fortunes grâce à moi» lance André Guelfi. En réalité, il traduit ici la difficulté à former un bon duo avocat-client. Cet homme entier, peu averti des usages judiciaires, n’est pas simple à «gérer» face à un juge. Et il n’est pas le seul. Combien de fois Alfred Sirven, à la barre, s’est-il retourné vers l’un de ses cinq avocats en assénant un terrible «taisez-vous, maître»?

«La clef d’une bonne défense, c’est d’avoir une philosophie commune et de former un bon tandem», explique Françoise Cotta, conseil de Jean-François Pagès, ex-responsable des programmes immobiliers d’Elf. Pour cette pénaliste, habituée à défendre proxénètes et dealers, «tout repose sur la confiance».

Cette avocate, qui ne fait pas partie des fameux «ténors» du barreau s’est révélée atypique et très efficace dans un procès souvent technique. De l’avis de ses confrères et des observateurs, elle a prononcé, en trente minutes, l’une des meilleures plaidoiries de la défense. Françoise Cotta défend la tradition des plaideurs empathiques, prête à adhérer à une cause en accord avec ses convictions, parce que tout accusé présumé innocent a droit à une défense digne.

«Les avocats sont très attaqués en ce moment, précise-t-elle, mais vous savez, nous avons aussi un rôle social, quand nous nous déplaçons dans toute la France pour défendre des clients sans être payé ou quand nous allons à la 23ème Chambre (celle des flagrants délits) pour apprendre aux jeunes à plaider. Ce n'est pas un métier facile

Pudique sur ses honoraires, l’avocate écarquille grand les yeux en entendant les tarifs horaires de ces confrères spécialisés en droit des affaires. Manifestement, les voyous rapportent moins que les cols blancs. Quant au résultat pour les prévenus, il faudra attendre le 12 novembre pour connaître le jugement. Avec, sans doute, quelques surprises.



par David  Servenay

Article publié le 14/07/2003