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L''affaire Elf

Retour sur les comptes

Dixième semaine dans le procès Elf, où l’on assiste à une dernière passe d’armes entre le patron et son conseiller. Alfred Sirven tente d’enfoncer les derniers coins de la défense de Loïk Le Floch-Prigent. Sans faire avancer le débat sur les responsabilités des uns et des autres, comme si les jeux étaient, désormais, bel et bien faits.
Y croit-il vraiment lui-même ? Penché sur les deux feuilles garnies de chiffres en colonne, les lunettes sur le nez, Alfred Sirven a une allure de clown triste, mercredi. Un clown qui entamerait le dernier tour de piste, avant de rejoindre une retraite paisible. Alors, il parle, longuement, parfois confus, souvent emporté par ses souvenirs. Non, il ne fera pas «sauter la République, cette expression inventée par un journaliste, c’est son métier… j’ai déjà parlé». Pendant deux heures, l’ancien directeur des affaires générales raconte ses relations avec son ancien patron, qu’il «admire». Lyrique : «viscéralement, ce rôle de délateur, je l’exècre. Cela me vient de ma jeunesse. Pendant la guerre, le délateur était le collabo. Je renverrais à ce film poignant 'Le chagrin et la pitié' (Chronique d'une ville française sous l'Occupation, film documentaire, réalisé en 1969 par Marcel Ophuls), seuls les hommes de ma génération peuvent comprendre». Pratique : «j’aurai pu dire tout ça pendant l’instruction, mais M. le Floch a refusé de participer à la confrontation prévue par les juges». Moral : «j’attendais que chacun assume sa part de responsabilité, M. Le Floch n’a cessé de se défausser sur ces collaborateurs, or il était aussi le destinataire et l’utilisateur des commissions aboutissant sur mes comptes». Cet homme admiré, il ne l’appelle d’ailleurs plus que par la moitié de son nom. Vient l’heure des comptes, qu’Alfred Sirven a patiemment recensé dans l’ordonnance de renvoi rédigée par le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke.

Les petits comptes d’Alfred commence par l’hôtel particulier de la Faisanderie, un très vaste appartement acheté 9,3 millions de dollars à l’homme d’affaires Jeffrey Steiner : «66,2 millions de francs, dit le conseiller de l’ombre, en incluant les travaux». Plus la maison de campagne, son pot-de-vin, ses travaux et son concierge «en tout ça fait 7 millions de francs». Le divorce avec Fatima Belaïd qu’il évalue à plus de 32 millions, «chèques compris». «Ceci nous amène à un sous-total d’environ 40 millions, avec la Faisanderie, on arrive à 106,2 millions de francs. J’en viens à mes affaires…». Le compteur repart à zéro : les meubles, 3 millions, Tilly (le château), 7 millions, la villa espagnole (à Ibiza), 11,93 millions, 60 000 francs de bijoux Cartier, la fuite aux Philippines, 21,32 millions. «J’arrive à un total de 40 millions de francs de dépenses personnelles», soit une fraction du gros milliard de détournements que la justice a retenu contre lui.

«Le parapluie Bongo a fini par se trouer»

Le président Desplan : «sur les 325 millions de francs, retirés en espèces de vos comptes suisses, en avez-vous remis personnellement à M. Le Floch-Prigent ?». «Oui, assène-t-il, à lui-même ou à un ami». Puis c’est le coup de grâce : «Je confirme que M. Le Floch-Prigent était bien le troisième homme du contrat Arix». Ce contrat passé avec le banquier suisse Bernard Taverney, signé par MM. Sirven et Tarallo, porte la mention d’un troisième co-contractant jusqu’alors resté inconnu. «M. Tarallo, vous confirmez ?», demande le président. Le Monsieur Afrique hésite, bafouille, zigzague : «Je ne peux pas dire cela, car matériellement, M. Le Floch-Prigent ne l’a pas signé… Mais, dans son intention, Alfred Sirven…». «Je vous demande votre avis, M. Tarallo, coupe sèchement le magistrat, pas de lire dans les intentions de M. Sirven. Ignoriez-vous l’identité du troisième co-contractant ?». «…Evidemment, évidemment, je pensais à M. Le Floch-Prigent, mais je n’en suis pas sûr». «Notez, Madame la greffière, 'évidemment, évidemment, je pensais à M. le Floch-Prigent'». La loi du silence, toujours.

Comme un dompteur fatigué, le visage rouge sur la barbe blanche, l’ancien patron s’approche de la barre et répète, pour la énième fois, ses dénégations. Pratique : «je n’ai pas et je n’ai jamais eu de comptes en Suisse, il n’y a pas de caisse pour moi». Lyrique : «il est clair que, pour moi, j’ai eu un énorme accident de parcours qui est en dehors de ma nature. La société que je dirigeais a dérapé, j’ai dérapé. Tout cela me fait souffrir. J’accepte le jugement de ce tribunal, mais le jugement le plus difficile, c’est celui de ma famille et le mien propre, tous les soirs, seul dans ma cellule». Moral : «je trouve choquant qu’on m’accuse de façon mensongère pour couvrir des tiers».

Un peu plus tard, son avocat, Me Maurice Lantourne, revient sur cette question des «tiers ». «Des gens avaient intérêt à faire un certain nombres d’opérations, qui ont conduit M. Sirven à s’enfuir aux Philippines, et Loïk Le Floch-Prigent de conclure, je reste persuadé que tout ceci à un lien». Voilà, c’est fini, ils n’iront pas plus loin. Le président Michel Desplan tente une dernière manœuvre avec André Tarallo : «le parquet a versé aux débats un article du magazine Jeune Afrique, une interview du président Bongo qui vous concerne (il lit quelques extraits de l'entretien dans lesquels Omar Bongo démonte l’argumentaire du «mandant gabonais», l’ancien directeur des Hydrocarbures du groupe prétendant qu’il a géré des fonds gabonais, appartenant au président ; « Le parapluie Bongo, à force de servir, a fini par se trouer ? Et Tarallo est trempé, maintenant », conclue Omar Bongo). Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?». «Pas grand chose, M. le président, si je répondais au fond à la question que vous me posez, nous aurions dans quelques jours un nouvel article. Il est difficile, pour un prévenu, de répondre à un article de presse. Et puis, comme tous les articles, on n’est pas sûr que les propos tenus correspondent à la pensée de l’interlocuteur». Encore l’argument de la mauvaise presse et des journalistes trop inventifs. Fin de la partie, les prévenus quittent la salle d’audience. Plus qu’une semaine de débats : la semaine de trop ?



par David  Servenay

Article publié le 23/05/2003