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L''affaire Elf

Les bénéficiaires politiques du système Elf restent dans l’ombre

Neuvième semaine dans le procès Elf, où l’on reparle du financement politique sans vraiment avancer dans le débat. C’est d’ailleurs le seul élément de l’affaire sur lequel les trois principaux prévenus n’ont pas évolué entre l’instruction et l’audience.
Il en a assez le substitut Hervé Robert. Assez des demi-vérités et des vrais mensonges. Assez des «je ne m’en souviens pas», «non, vraiment je ne vois pas... » Cela fait maintenant quatre heures que le tribunal examine le dossier des sièges sociaux. Un dossier simple dans son principe, mais très compliqué dans ses méandres.

Le principe: en 1992, Elf veut concentrer ses bureaux dans les grandes capitales étrangères où le groupe est implanté. A Madrid, à Lisbonne puis à Tokyo, la compagnie pétrolière achète trois immeubles pour un montant total de 765 millions de francs. Sur cette opération, les démiurges d’Elf parviennent à dégager 89 millions de francs de commissions.

Le scénario est désormais bien rôdé. Outre les traditionnels intermédiaires immobiliers, les affidés étrangers (l’Espagnol Daniel de Busturia déjà présent sur l’opération Cepsa), les cadres de la compagnie (Jean-François Pagès, le directeur du patrimoine immobilier), Alfred Sirven en a profité pour alimenter sa caisse noire.

Sans doute un peu lassé d’une audience qui ronronne, Hervé Robert tonne soudain contre l’ancien PDG: «Il est temps de crever l'abcès sur cette caisse noire, M. Loïk Le Floch-Prigent, si vous ne maîtrisiez pas son alimentation, maîtrisiez-vous au moins ses dépenses ? Il est temps que les masques tombent... ». Silence. Le prévenu pose ses mains sur le pupitre de la barre, reprend son souffle et entame une des longues déclarations dont il a le secret: «oui, nous avons financé la politique tout au long de mon mandat. Et j'ai donné des indications à ce sujet. Un: il y avait une organisation politique plus particulièrement proche du groupe Elf (NDLR: il ne la cite pas, mais tout le monde comprend qu’il s'agit du RPR). Deux: j'ai indiqué des éléments qui n'ont pas été repris, ni par l'instruction, ni par les juridictions. Le tribunal veut-il vraiment que j’égrène des noms?»

«Vous pouvez dire ce que vous voulez»

Le président Desplan reste comme interdit. Un silence –rare chez ce magistrat perspicace- d’au moins une seconde qui s’achève par un truisme: «vous pouvez dire au tribunal ce que vous voulez». «J’ai compris que le tribunal me laissait décider et qu’il ne souhaitait pas que j’aille plus loin». Et le juge reprend pour clore définitivement le sujet: «Il est évident que l’instruction étant terminée, il n’appartient pas au tribunal de reprendre les débats et d’aller au-delà. Et de toute façon, avec des noms, on se retrouverait dans l’impossibilité absolue de faire la part des choses».

Fin des débats, un peu gêné, le président poursuit l’examen de la cascade de sociétés off-shore, en Suisse, à Jersey... S’il ne s’est pas montré aussi incisif sur ce chapitre politique que sur d’autres, le président Desplan avait-il le choix? Sans doute pas, car nul, plus que lui, ne sait que les prévenus ont toujours usé et abusé du «j’ai de quoi faire sauter vingt fois la République» d’Alfred Sirven, version moderne du «retenez-moi ou je parle».

Que leur réseau soit de droite (Tarallo), du centre (Sirven) ou de gauche (Le Floch Prigent), aucun n’a intérêt à briser la confiance qui les unit à tout ce que la République compte de centres de pouvoir. Et puis, si des noms sortent, que faire? Juridiquement, le parquet, maître des poursuites, peut ordonner une enquête préliminaire pour vérifier les allégations d’un prévenu. Mais que faire s’il est question d’une remise d’espèces, en billets neufs dans une belle valise venue directement de Genève? Depuis le début du procès, personne ne s’est montré d’une grande curiosité vis-à-vis d’Oscar, le système de compensation utilisé par Alfred Sirven pour rapatrier ses économies helvétiques en France. Pourtant, le financier occulte d’Elf, la «petite main» du PDG, s’est fait livrer par ce biais l’équivalent de 243 millions de francs en petites coupures. Les remises d’argent frais aux amis avaient lieu soit dans son bureau de la tour Elf, soit dans les discrets locaux de l’avenue George V. Enfin, les avocats, dont l’on oublie souvent la capacité à brouiller les débats d’une audience, ses grands avocats d’affaires estiment, pour la plupart, que leur clientèle n’aurait rien à gagner d’un tel déballage. La politique et les affaires...

Le silence est donc bien entretenu. Mais l’observateur attentif aura noté que l’essentiel a été dit lors de l’instruction. Sirven: «j’ai financé tous les partis politiques, sauf le Front National». Puis, lors des premières audiences, Le Floch-Prigent : «environ 5 millions de dollars par an». Sirven corrige : une somme «très, très, très, très supérieure». La question, aujourd’hui, est donc de savoir si, dans la période 1989-93, le financement politique a suivi la même pente que les commissions. Soit une multiplication par trois. Et si l’équipe de direction a favorisé ses amis politiques avec la même générosité que ses amis industriels ou intermédiaires.

En reprenant l’ensemble des détournements jugés aujourd’hui, il apparaît que personne ne sait où sont passés plusieurs centaines de millions de francs, évaporés dans la fameuse «caisse noire», une sorte de trou noir pétrolier. Dès lors, on pénètre dans la dimension des «usages» politiques en vigueur entre la France et l’Afrique. Les sous-sols de la Fiba, la banque commune à Elf et à la famille Bongo, à Libreville, où les valises s’échangeaient, généreusement remplies en période électorale. Autre mœurs en vigueur, lors des visites à Paris des chefs d’Etat des pays pétroliers du Golfe de Guinée: la tournée des palaces. Il suffit de compter le nombre et de recenser la qualité des visiteurs politiques des suites du Ritz, du Crillon ou du Meurice. Une courtoisie en général bien rémunérée. Aujourd’hui, ces circuits sont parfois dépassés. Il faut toujours envisager l’idée que les circuits parallèles ont au moins une voire deux longueurs d’avance sur les circuits officiels chargés de la répression. Les optimistes pourront toujours espérer de nouvelles «révélations» dans les deux dernières semaines d’audience. Les autres attendront le prochain procès.



par David  Servenay

Article publié le 17/05/2003