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L''affaire Elf

Une étrange odeur de soufre

Septième semaine dans le procès Elf, où l’on a observé un concentré miniature de l’affaire d’État. A partir du dossier Leuna, tous les ingrédients se dévoilent: une direction dévoyée, des intermédiaires qui n’en sont pas, les mystères des services secrets et des politiques impliqués mais étrangement absents des débats.
Droit comme un énarque à la parade, toujours aussi arrogant, Philippe Jaffré n’a pas de mots assez durs pour fustiger l’attitude de son prédécesseur. Depuis 90 minutes, ce mercredi, l’ancien patron d’Elf (1993-1999), initiateur d’une plainte avec constitution de partie civile contre la précédente direction, reprend point par point les «erreurs», les «dévoiements», «la voûte qui se lézarde»… Et comme un picador dans l’arène, il plante ses dernières banderilles à la barre: «cette entreprise a été une victime avec un triple préjudice: premièrement, les détournements de fonds, commis en bande organisée, pour plusieurs milliards de francs; deuxièmement des investissements qui, j’en ai aujourd’hui la conviction, n’avaient pour seul objectif que d’alimenter la machine à commissions; enfin, un préjudice moral, car on a présenté Elf comme une entreprise mafieuse, on a voulu en faire une machine à corruption. Monsieur Le Floch-Prigent a sali cette entreprise, elle n’attend qu’un seul mot de sa part: pardon». La phrase claque dans le prétoire, les proches du patron ne peuvent réprimer un «oh !» d’indignation. N’était la leçon de morale, l’inspecteur des finances, aujourd’hui directeur financier d’Alstom, a visé juste. La longue tirade de Philippe Jaffré clôt une drôle de semaine, consacrée à la «plus importante des commissions versées par Elf», comme l’appelle le président Desplan, la commission Leuna de 256 millions de francs.

En apparence, l’affaire est simple. Après la chute du mur de Berlin, les deux Allemagne lancent la réunification. Sur le plan industriel, Bonn débloque une énorme enveloppe de subventions publiques pour moderniser les infrastructures de l’Est. L’objectif est d’accélérer le mouvement de reconstruction en attirant des investisseurs étrangers. La France, partenaire historique, est mise à contribution. Dans ce cadre, le président Mitterrand et le chancelier Kohl s’accordent sur le dossier Leuna, une raffinerie qu’il faut entièrement reconstruire pour assurer à l’ex-Allemagne de l’Est une capacité suffisante de traitement du brut: une mission pour Elf. A partir de là, deux versions s’affrontent. Celle de l’accusation: l’accord étant ficelé au niveau politique, il suffisait de le mettre en œuvre au niveau industriel. Le gouvernement allemand et les Länder apportant deux milliards de marks de subventions pour un investissement total de six milliards de marks, nul besoin de recourir à des intermédiaires. L’autre version, celle des prévenus, est un peu différente. Malgré l’accord politique, il fallait se tailler un chemin à travers le maquis administratif germanique. Ce qui explique l’utilisation d’un consultant de luxe, Hubert le Blanc Bellevaux, énarque et salarié d’EAI, la discrète filiale suisse présidée par Alfred Sirven, puis le recours à deux intermédiaires très spéciaux: l’homme d’affaires Dieter Holzer, dont le meilleur ami Holger Pfahls dirigea le contre-espionnage allemand, et l’ancien directeur de cabinet de la DGSE, le colonel Pierre Léthier, reconverti en intermédiaire de haut vol. Coût de l’opération, après un an de négociations: 256 millions de francs, soit 1,5% de l’opération.

Question: les deux hommes ont-ils fourni un réel travail de lobbying comme ils le prétendent ? Deux journées de débats n’ont pas suffi à faire toute la lumière. A la barre, Dieter Holzer, bénéficiaire de 160 millions de francs, semble plus convaincant que son partenaire français lorsqu’il évoque ses multiples contacts, réunions et rapports effectués pour le compte d’Elf. Il connaît toute la direction de la CDU, l’Union chrétienne démocrate, alors au pouvoir et, dit-il dans un parfait Français, «le dossier d’Elf était nul, il fallait tout faire». Pierre Léthier est moins crédible: «J'ai formé une équipe, pour l'information, il y avait M. Pfahls, pour le contact, M. Holzer». Et l'ancien colonel de l'espionnage français parle «d'analyses», «d'évaluations», de «mesures à prendre». «Avez-vous des documents qui attestent de ce travail ?», demande le président. «Je faisais des comptes-rendus oraux, tous les jours.
–Qu'avez vous faits de ces 96 millions de francs ?
–Ils étaient pour moi, intégralement.
».

Un président du tribunal peu curieux

Sceptique, le président insiste: «s'il s'agit d'un travail de lobbying, pourquoi ne pas avoir facturé Elf, comme la loi le prévoit ?
- J'ai accepté le choix d'Elf d'être payé à l'étranger, à Vaduz, au Lichtenstein.
- Votre réponse n'est pas satisfaisante
», tranche le juge. Et le procureur de la République enfonce le clou: «M. Léthier, pourquoi avoir transféré ces fonds à Nassau, au Bahamas ?
–On me l'a conseillé, je voulais éviter la saisie arbitraire des autorités helvétiques
».

Plus tard, les fonds reviennent à Vaduz où ils sont bloqués par la justice suisse. Au lieu de s’expliquer dans le cabinet du juge Van Ruymbeke, Pierre Léthier a préféré s’exiler durant trois ans à Londres, au vu et au su des autorités britanniques, alors même que les autorités françaises ont diffusé à son encontre un mandat d’arrêt international. Drôle de coopération judiciaire.

A l’audience, Loïk Le Floch-Prigent avance une autre hypothèse, sans vraiment l’étayer. «Il y a eu plusieurs hypothèses, celle d’un financement des partis, du financement des politiques, des syndicats et des services secrets bien sûr. Lesquels ? demande le président.
– Français et allemand, c’est Sirven qui m’en parle.
–Oui, il vous aurait d’ailleurs dit lors de cet entretien, cela figure à l’instruction: ‘Si nous ne payons pas, il y a risque de mort d’homme…’
–C’est compliqué,
reprend l’ancien Pdg, lorsque je vais voir le ministre des Finances, Pierre Bérégovoy, il me dit ‘oui, il y a les services secrets, trouvez un autre cheminement pour verser la commission’». Alfred Sirven dément, en commentant à sa façon l’épisode «dans ce genre d’affaires, moins on en sait, mieux on se porte». Même dénégations de Dieter Holzer et Pierre Léthier.

Et le président du tribunal ne se montre pas d’une inextinguible curiosité. De même qu’il laisse passer le furtif rappel d’Alfred Sirven: «J’ai reçu instruction, par Elf Aquitaine Internationale (EAI), de financer des personnalités politiques, allemandes et françaises. Deux anciens ministres allemands, par exemple. Mais je ne les connaissaient pas. Je n’ai jamais connu Madame Cresson, par exemple.» L’ancien Premier ministre a perçu trois millions de francs d’Elf, via Sissi, son entreprise de lobbying auprès de la Commission européenne. Le président ne relève pas non plus la petite phrase de Loïk Le Floch-Prigent, mercredi: «C'est scandaleux de s'abriter derrière moi. Je prends mes responsabalités, les autres pourraient le faire. Par exemple, on a parlé de mon divorce avec ces 12 millions de francs... eh bien, au cours de cette période nous avons donné de l'argent à M. Biderman pour qu'il sauve l'usine de Bort-les-Orgues, sur les conseils éclairés du député de la circonscription». Il détache ses derniers mots, le président ne relève pas, car le député en question, qui n'a pas été cité à l'audience, c'est Jacques Chirac.

Dans son dernier livre, Affaire Elf, affaire d'Etat, l’ancien patron détaillait déjà cette opération. Une réunion où il envoie Alfred Sirven à la rencontre du député Chirac et de son directeur de cabinet, Michel Roussin. «Cette usine était programmée pour disparaître, écrit-il, à l'approche des législatives de 1993, le député Chirac ne veut pas d'une telle issue. Sirven me dit qu'on a demandé à Elf et Pinault de financer cette opération.» Le coup de pouce est donné par l'ami de toujours, l'industriel du textile Maurice Bidermann. Loïk Le Floch-Prigent n'en dit pas plus sur cette affaire qui dégage, pour reprend l’expression d’un prévenu, une «étrange odeur de soufre».



par David  Servenay

Article publié le 01/05/2003