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L''affaire Elf

Le revenant

Sixième semaine dans le procès Elf, avec le retour d’un revenant: un espion français qui a toujours refusé de s’expliquer devant les juges. Pierre Léthier pourrait donner un éclairage passionnant sur le fonctionnement des services et le rachat de la raffinerie Leuna, l’un des dossiers les plus politiques de l’affaire Elf.
Il est arrivé discrètement, quelques minutes après la reprise de l’audience. Costume croisé bleu marine, l’imperméable couleur muraille au bras, il se glisse jusqu’au premier rang, encadré par un gendarme. Mardi, Pierre Léthier s’est constitué prisonnier au Palais de justice, après trois ans de cavale à Londres. Visage fin, la quarantaine athlétique, à la barre il chuchote ses réponses aux questions du président Desplan: «Quelle est votre profession, M. Léthier ?»; «Consultant, mais mon activité est en sommeil depuis deux ans»; «Dans quel domaine ?»; «Je conseillais des entreprises dans le pétrole et l’aéronautique»; «Quelle est votre formation, votre cursus ?»; «Ancien élève de l’Ecole de guerre de Saint-Cyr, je suis entré dans l’arme des Transmissions. Ma spécialité était le renseignement. De 1979 à 1988, j’étais en fonction au S-D-E-C-E (il épelle), devenue la DGSE» (Ndlr: Direction Générale de la Sécurité Extérieure, l’espionnage français); «Quel niveau ?»; «Colonel quand je suis parti. Entre 1988 et 1997, j’étais dans une disposition particulière, une activité sans solde en liaison avec les besoins du service»; «C’est-à-dire que vous n’aviez plus d’activité ?»; «Officiellement, non. J’étais consultant international. Ma retraite du service remonte à décembre 1997».

Enigmatique, Pierre Léthier n’en dit pas plus. Il omet de détailler son «activité» d’intermédiaire dans l’armement. Surtout, il oublie de préciser qu’il a dirigé le cabinet de deux patrons de la DGSE, l’amiral Lacoste et le général Imbot. C’est donc bien un espion de haut vol, plus John Le Carré que James Bond. Au cours de l’instruction, Pierre Léthier s’est d’abord montré conciliant, répondant aux convocations du juge genevois Paul Perraudin. Puis, à l’été 2000, face au magistrat du pôle financier, le Français Renaud Van Ruymbeke, il se braque et prend la fuite. Le juge lance un mandat d’arrêt international. Trop tard. «Monsieur Léthier, ironise le président, la discipline, la hiérarchie, vous savez ce que c’est. Pourquoi ne pas avoir déféré à la justice française ?»; «On attendait de moi des déclarations scandaleuses que je n’étais pas en mesure de donner»; «Mais monsieur, on dit ce qu’on veut à un juge d’instruction»; «Je pensais n’avoir aucune chance d’être entendu». Fin de l’échange, le tribunal attend son heure.

Huiler les rouages politiques

Cette heure est proche. Lundi, à 13h30, juges, avocats et prévenus vont se pencher sur la très opaque affaire Leuna. Leuna, une énorme raffinerie installée en Allemagne de l’Est, qu’Elf rachète en 1992 à la Treuhand Anstalt, l’organisme chargé de privatiser les entreprises publiques de l’Allemagne réunifiée. Pour le groupe pétrolier, c’est l’occasion de renforcer ses positions en Europe. Pour le président Mitterrand, c’est une façon de donner un coup de pouce à son ami le Chancelier Helmut Kohl. Pour les cadres d’Elf, cette opération se transforme en machine à commissions: 256 millions sont distribués à une batterie d’intermédiaires. Or, cette distribution échappe au protocole traditionnel des commissions pétrolières, c’est-à-dire Rivunion, la société fiduciaire suisse d’Elf, puis les comptes suisses d’Alfred Sirven ou d’André Tarallo. A la place, entre en scène un duo jusqu’à alors inconnu: l’Allemand Dieter Holzer et le Français Pierre Léthier. Tout deux se sont connus dans le Liban en guerre des années 80, autour du règlement du sort des otages. Dans la négociation Leuna, les deux «facilitateurs» se chargent d’huiler les rouages politiques. Sans difficulté pour Dieter Holzer: il a fréquenté à l’université les pontes de la CDU.

Le rôle de Léthier est plus vague. D’après l’instruction, il aurait essentiellement servi à répartir la commission, par le biais d’un montage complexe de sociétés off-shore et de fondations. Ce service valait-il 96 millions de francs de commissions, sachant que son homologue, pour un vrai travail de négociation, a perçu 160 millions ? Pour mieux comprendre son rôle, il faudra aussi que le tribunal décortique les relations entre l’éminence grise d’Elf, Alfred Sirven, et l’homme de la DGSE, dont certains prétendent qu’il fut son officier traitant. Enfin, en suivant la trace de l’argent, il reste de nombreuses énigmes. Comme de savoir pourquoi, pendant plusieurs années, Pierre Léthier s’est contenté des confortables intérêts générés par les 96 millions, sans toucher au capital ? Etait-ce en raison de cette «activité sans solde, en liaison avec le service» ? Mardi, le ministère public réclamait de nombreuses garanties pour s’assurer de la présence de l’espion lors des prochaines audiences, comme le versement d’une caution de 500 000 euros. Le tribunal a ramené cette exigence à 50 000 euros. Pierre Léthier est libre... de s’expliquer. Après trois heures de débats, il est ressorti tout aussi discrètement qu’il était venu, par une porte dérobée.



par David  Servenay

Article publié le 25/04/2003