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Russie

Le patron du géant Ioukos incarcéré

L’homme le plus riche de Russie, celui qui pèse à lui-seul huit milliards de dollars, n’a pas eu droit au quartier VIP de la prison de Matrosskaïa Tichina, située au nord-est de la capitale Moscou. L’ambitieux patron de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, est en effet incarcéré depuis samedi «dans une cellule ordinaire» qu’il partage avec d’autres personnes dans ce centre de détention préventive. Cet homme d’affaires de 40 ans, qui n’a pas su cacher ses ambitions politiques prenant ainsi le risque de déplaire au tout-puissant chef du Kremlin, Vladimir Poutine, a notamment été inculpé pour «évasion fiscale» et «escroquerie à grande échelle». Ce dernier délit est à lui seul passible d’une condamnation de dix ans de prison. L’arrestation et l’incarcération de celui que l’on surnomme le tsar incontesté du pétrole a fait plonger l’indice phare de la Bourse de Moscou RTS qui affichait lundi une baisse de 9,29%, après une heure seulement de cotation.
Tous les observateurs s’accordent aujourd’hui à dire que sans un soutien indéfectible du Kremlin, jamais le parquet général de Moscou n’aurait ordonné l’arrestation puis obtenu l’incarcération jusqu’au 30 décembre –soit après les législatives du 7 décembre– de Mikhaïl Khodorkovski. Les conditions même de l’interpellation de ce magnat du pétrole en disent d’ailleurs long sur la volonté du Kremlin de mettre au pas, à la veille d’une échéance électorale majeure pour le président Poutine, les oligarques, ces hommes d’affaires qui ont fait leur fortune à la faveur des privatisations des années 1990 et qui ont aujourd’hui des velléités d’entrer en politique. Mikhaïl Khodorkovski, le plus emblématique d’entre eux, a ainsi été arrêté dans les conditions les plus rocambolesques, dignes d’un scénario de mauvais film d’espionnage.

En déplacement en Sibérie, l’homme d’affaires qui voyageait en avion privé, a en effet été interpellé à l’aéroport de Novossibirsk alors que son appareil s’était posé pour faire le plein de carburant. Dès son atterrissage, le Tupolev 134 a ainsi immédiatement été dirigé vers un parking isolé avant d’être encerclé par des camions tous phares allumés. Deux cars se sont ensuite approchés de l’avion avec à leur bord des hommes armés en tenue de combat et des hommes en uniformes noirs, apparemment membres d’une unité spéciale. Ces derniers se sont ensuite précipités dans l’avion criant «FSB ! déposez vos armes où nous tirons». L’un d’entre eux s’est ensuite adressé à Mikhaïl Khodorkovski lui déclarant : «Nous avons un mandat, vous devez nous suivre». L’homme d’affaires a répondu : «D’accord, allons-y». Un avion spécial l’a aussitôt conduit à Moscou où il a été immédiatement présenté à la justice.

Pas moins de sept chefs d’inculpation lui ont été signifiés parmi lesquels «vol par escroquerie à grande échelle et en groupe organisé», «évasion fiscale à grande échelle», ou encore «faux répétés en écriture» et «dilapidation du bien d’autrui». Pour le seul délit d’escroquerie, Mikhaïl Khodorkovski risque une condamnation de 10 ans de prison. Le tribunal devant lequel il a été déféré a en outre ordonné son placement en détention jusqu’au 30 décembre au moins. A l’ombre, l’hommes d’affaires, qui, à plusieurs reprises, a affiché son soutien aux partis libéraux, ne pourra donc plus faire de l’ombre au président Vladimir Poutine qui compte bien que son parti arrache la majorité à la Douma avant d’être lui-même réélu lors de la présidentielle de mars prochain.

Washington se dit inquiet

L’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski a jeté le trouble dans le monde politico-financier moscovite. La première réaction politique à cette interpellation est venu de Guennadi Seleznev, le président de la Douma, la chambre basse du parlement russe. Soucieux des conséquences d’un tel coup de force, il a dès samedi demandé aux autorités policières et judiciaires de donner «des explications» les mettant notamment en garde contre une justice instrumentalisée qui agirait «sur commande politique». «Les délits économiques doivent faire l’objet d’enquêtes et ceux qui dissimulent leurs revenus au fisc doivent en répondre, mais il est extrêmement important que dans toutes ces actions ne perce aucune commande politique», a-t-il déclaré. Le patronat a pour sa part dénoncé «l’arbitraire» des forces de l’ordre et mis en garde contre les conséquences néfastes pour l’économie du pays. Le chef du puissant monopole de l’électricité, Anatoli Tchoubaïs, s’est ainsi inquiété du «climat des affaires, qui selon lui, connaîtra une détérioration abrupte tout comme l’attrait de la Russie pour les investisseurs étrangers».

Les Etats-Unis se sont d’ailleurs déclarés «inquiets de l’escalade» des poursuites exercées contre Ioukos, l’offensive contre le groupe pétrolier ayant débuté en juillet dernier avec l’incarcération d’un de ses principaux actionnaires Platon Lebedev, lui aussi inculpé de fraude et d’évasion fiscale. «Après les derniers événements, des questions se posent sur le caractère sélectif de l’application de la loi russe», a ainsi souligné l’ambassadeur américain à Moscou. Alexander Vershbow a précisé que cette situation «ne manquerait pas de provoquer de nouveaux doutes chez les compagnies étrangères qui travaillent sur le marché russe, et chez les investisseurs potentiels».

Avant l’arrestation de son PDG, Ioukos négociait avec les deux géants pétroliers américains, Exxon-Mobile et Chevron-Texaco, une importante prise de participation dans son capital. Les deux compagnies ont suspendu lundi leurs pourparlers même si elles affirment être toujours intéressées par cette opération. Mais malgré l’effondrement du titre à la Bourse de Moscou et le vent de panique qui a soufflé sur la place financière, le président russe Vladimir Poutine a refusé de se ranger aux demandes du monde politique et économique russe. Il a en effet prévenu qu’il n’y aurait «aucun marchandage» sur l’affaire Ioukos, démontrant si besoin était encore que Mikhaïl Khodorkovski était devenu un sérieux rival.



par Mounia  Daoudi

Article publié le 27/10/2003