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Indonésie

La paix dans la peur

Les musulmans et les chrétiens des îles Moluques se sont livrés une guerre de 1999 à 2002. Le retour au calme a permis la levée de l’Etat d’urgence en octobre 2003 mais les esprits sont encore loin d’être pacifiés. La paix est d’autant plus fragile que l’Indonésie entre dans une période électorale dont l’expérience a démontré qu’elle était propice aux violences et aux manipulations.
De notre envoyé spécial à Bali

Rahihum est musulmane et veuve de guerre. Elle habite à Waïong, le plus grand camp de réfugiés d’Ambon, la capitale des Moluques Sud. 10 000 personnes sont entassées dans un amas de taules ondulées où l’eau potable n’arrive que par citerne. Le seul bâtiment en dur du camp est un immeuble d’habitation transformé en école. Rahihum en gravit chaque semaine les 5 étages. Le site offre une vue imprenable sur la ville où la jungle tropicale est déjà si présente qu’elle épouse partout le béton. Mais ce n’est pas ce spectacle, ni celui des cargos rouillés qui vieillissent paisiblement sur les flots verts de la baie d’Ambon, que la jeune femme vient admirer. Elle ne monte au sommet de l’immeuble que pour apercevoir sa maison. Une petite masure de briques blanches coiffée de tuiles rouges inclinées. La demeure est toute proche, moins de 500 mètres à vol d’oiseau. Un vrai crève cœur pour Rahihum qui fut chassée de son quartier par des milices chrétiennes au printemps 1999 : «Des miliciens chrétiens sont arrivés très tôt le matin (…) ils ont pris une dizaine d’hommes et ils les ont battus à coup de pieds et de bâton (…) ils en ont tué deux d’une balle dans la tête (…) Avec un haut-parleur, le chef des miliciens a dit que tous les musulmans devaient partir du quartier avant le lendemain matin ou bien ils seraient tués».

Sur les routes de l’exode, Rahihum croisera des familles chrétiennes marchant en sens inverse. Car les milices islamiques se livreront elles aussi au nettoyage confessionnel, vidant systématiquement les quartiers majoritairement musulmans de leur minorité chrétienne. Très vite, la ville sera scindée en deux, musulmans au Sud, chrétiens au Nord et les administrations fonctionneront en structures parallèles. Le scénario se répétera à l’identique dans toutes les campagnes d’Ambon puis dans l’ensemble des îles Moluques. Le bilan de cette guerre, peu médiatisée et presque ignorée des instances internationales, sera très lourd : 8000 morts, 20 000 blessés, 500 000 réfugiés, une centaine de villages rasés et presque autant de lieux saints détruits.

Les forces de sécurité seront incapables de rétablir l’ordre. Elles prendront parties pour l'un ou l'autre camp ou seront les instruments d’obscurs enjeux de politique nationale. «Des politiciens de Jakarta ont utilisé les rivalités locales pour promouvoir leurs intérêts dans la période trouble qui a succédé à la chute de la dictature Suharto», explique Ridwan Roliono, universitaire indonésien et spécialiste des conflits ethniques de l’Archipel. Cette instrumentalisation fut particulièrement évidente avec l’arrivée de 3000 combattants du Laskar Jihad à Ambon en mai 2000. Cette milice islamiste, originaire de Java, bénéficia du soutien d’une partie de l’armée qui lui a fourni armement et appui logistique. Les Laskars furent accueillis en sauveurs par les musulmans locaux dominés jusque là par des milices chrétiennes mieux organisées. Leurs départs des Moluques, effectif depuis octobre 2002, fut une condition posée par les chrétiens à la signature du cessez-le-feu de décembre 2001. Deux ans après l’accord de Malino, les combats ont cessé et la situation revient peu à peu à la normale. L’état d’urgence a été levé et les administrations ont été réunifiées. Mais beaucoup de problèmes subsistent. Le plus urgent est celui des réfugiés. «Des chrétiens se sont réfugiés dans des maisons musulmanes et des musulmans dans des maisons chrétiennes» explique le Maire d’Ambon dont un tiers des 200 000 habitants est concerné. «Chacun doit maintenant pouvoir rentrer chez lui pour éviter une séparation définitive. Pour faire la paix, il faut réapprendre à vivre ensemble…»

Le mur de la peur derrière le mur de la guerre

L’objectif est louable mais il sera difficile à atteindre dans une ville qui porte encore les stigmates de la guerre : quartiers entièrement rasés, immeubles éventrés par les tirs de mortiers ou façades noircies par les bombes incendiaires. Les barrages militaires qui séparaient les zones chrétiennes et musulmanes ont été supprimés mais les lignes de démarcation demeurent bien ancrées dans les esprits. «J’avais des amies chrétiennes à l’école avant la guerre» raconte cette jeune étudiante musulmane «J’en revois certaines depuis quelques mois. Mais uniquement au marché. Elles m’ont invité à aller chez elles mais j’ai encore trop peur d’y aller». La réconciliation sera d’autant plus difficile que l’économie des Moluques, déjà très pauvre avant la guerre, est à plat. Les paysans n’ont pas encore regagné leur village, les pêcheurs doivent reconstruire leurs bateaux et les quelques entreprises de textile n’ont plus d’entrepôts. Difficile aussi car aucun processus judiciaire n’est à l’œuvre pour juger les auteurs des massacres de civiles. Sans doute parce que certains responsables seraient à rechercher au sein même du gouvernement indonésien. «C’est un peu comme si la télévision avait été aux Moluques et la télécommande à Djakarta» explique plein de malice, sœur Ondinia, une religieuse originaire de Java. «Il n’y aura donc pas de procès pour les crimes de guerre car les partis politiques ont le pouvoir de l’éviter».

Musulmans et chrétiens sont aujourd’hui d’accord sur un point : la guerre n’a laissé que des vaincus et chacun aurait tout à perdre à une reprise des violences. Mais derrière ce discours de façade, les craintes demeurent très présentes. Les chrétiens développent une mentalité d’assiégés face à un Islam radicale en progression dans l’Archipel. La peur est symétrique dans l’autre camp qui continue de voir les chrétiens comme les héritiers d’une colonisation occidentale honnie. Le contexte national indonésien n’aidera pas à refermer les plaies. Bien au contraire, le marathon électoral de l’année 2004, législatives en avril, présidentiel en juin, pourraient les raviver. Tous les coups seront permis pour mettre en difficulté la Présidente Megawati qui joue une partie de sa crédibilité sur sa capacité à maintenir le calme dans le pays. Les candidats aux coups tordus sont nombreux, des nostalgiques de la dictature Suharto aux partis musulmans qui flirtaient parfois avec l’Islam le plus extrême. Personne n’a oublié la rencontre officielle, en juillet 2001, d’Hamza Has, l’actuel vice-président, avec Jaffar Thalib, le chef du Laskar Jihad qui venait tout juste d’être inculper pour incitation à la haine religieuse. Que Les Moluques servent à nouveau de terrain d’affrontements à distance est une hypothèse d’autant plus crédible que le nationalisme et l’Islam seront au cœur de la campagne électorale.



par Jocelyn  Grange

Article publié le 20/12/2003