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Irak

Le casse-tête électoral

Avant-guerre, George Bush avait promis aux Irakiens l’avènement de la démocratie dans leur pays. Or, si chasser Saddam Hussein du pouvoir fut une affaire rondement menée par les militaires américains, mettre sur les rails le processus démocratique ressemble en revanche à un casse-tête insoluble qui pourrait, in fine, échapper au contrôle de l’administration d’occupation.
De notre envoyé spécial à Bagdad

Au départ, Paul Bremer, l’administrateur civil américain à Bagdad, avait opté pour un schéma de transfert par étapes de la souveraineté aux Irakiens. Un accord en ce sens avait été conclu avec le Conseil de gouvernement intérimaire (CIG) le 15 novembre dernier, prévoyant la mise en place d’une Assemblée nationale transitoire au plus tard le 31 mai 2004 qui investirait un gouvernement transitoire un mois après. Les élections générales, elle, n’auraient pas lieu avant 2005.

Une série de consultations devaient être organisées pour choisir des «comités» de 15 représentants par gouvernorat devant siéger à l’Assemblée nationale transitoire : 5 seraient désignés par le CIG, 5 par le Conseil provincial et 5 par les principales municipalités. Autant dire que les Américains auraient conservé la haute main sur le processus de désignation, dans la mesure où ils ont eux même adoubé les responsables locaux et nationaux irakiens.

Or, cette cuisine électorale complexe et opaque est aujourd’hui remise en question, même si officiellement le calendrier prévu par l’accord du 15 novembre reste toujours valide. «Nous sommes engagés dans une course contre la montre pour tenir les délais», avoue toutefois un porte-parole de la coalition.

Depuis sa modeste maison de Najaf, le grand ayatollah Ali Al-Sistani, principale autorité religieuse chiite du pays, bouleverse ce bel ordonnancement. Estimant le processus insuffisamment démocratique, il réclame depuis l’automne la tenue d’élections générales au suffrage universel direct pour élire l’Assemblée nationale transitoire. «Ali Al-Sistani ne veut pas que le 1er juillet, date de la dissolution de l’administration d’occupation, marque en fait le début d’une nouvelle période intérimaire qui se prolongerait jusqu’en 2005, repoussant encore le retour de la souveraineté irakienne», analyse un diplomate.

En privé, la coalition redoute le verdict des urnes

La question est de savoir si l’organisation d’un tel scrutin est possible d’ici fin mai ? Pour trancher le débat, toutes les parties du dossier irakien ont réclamé l’intervention des Nations unies. Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, a finalement accepté l’envoi prochainement d’une mission d’experts chargés d’évaluer les possibilités de tenir des élections dans des conditions satisfaisantes.

Actuellement, deux obstacles principaux, mis en avant par la coalition, se dressent pour justifier l’ajournement du scrutin : la situation sécuritaire, très chaotique dans tout l’ouest du pays et à Bagdad, et l’impossibilité de constituer des listes des électorales dans d’aussi brefs délais. En l’absence de recensement récent et fiable, comment identifier les électeurs ?

Pour contourner l’objection, l’idée a été émise d’utiliser les cartes de rationnement alimentaire distribuées sous Saddam, car elles couvrent environ 70% de la population irakienne. «Mais elles sont établies pour le chef de famille et ne comprennent ni le nom ni l’âge des enfants et de l’épouse, elles ne garantissent donc pas l’identité personnelle des votants», explique un porte-parole de la coalition.

En outre, le risque de fraude est grand : «donnez-moi 10 dollars et je vous rapporte 10 cartes de rationnement dans l’heure !», lance Ali Mehdi, membre du Comité central du Parti communiste irakien (PCI) qui soutient le report des élections. Par ailleurs, les trois à quatre millions d’Irakiens vivant en exil à l’étranger ne pourraient voter, faute de posséder une telle carte.

Pour rendre le processus plus «démocratique et transparent», plusieurs options sont à l’étude. Elles tournent autour d’un élargissement de la sélection des 15 représentants par gouvernorat. «Leur nombre pourrait être porté à 20 et le collège électoral pourrait lui aussi être élargi pour y inclure des notables, des syndicalistes, des dignitaires religieux, des chefs tribaux, des représentants d’associations, etc.», explique Waël Adbel Latif, membre du CIG et gouverneur de Bassorah qui ajoute que dans sa région où le calme règne, «des élections générales peuvent être organisées rapidement.» Les différents scrutins locaux pourraient être aussi étalés dans le temps pour garantir la sécurité.

Dans cette affaire, les Américains jouent une bonne partie de leur crédibilité. Beaucoup en Irak les soupçonnent de double jeu et de duplicité. «Nous voulons des élections honnêtes au moins à 75%, s’exclame cheikh Abou Ali A’jel, l’un des chefs de la tribu des Al-Zayad à Samawa. Bush n’a pas intérêt à nous mener par le bout du nez. Nous sommes conscients qu’il va utiliser l’Irak comme une carte dans sa campagne électorale. Nous ne sommes pas dupes

Sur le terrain, les partis islamistes –l’Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak (ASRII) et le parti Al-Daawa - ont le vent en poupe et se mobilisent. «Ce sont eux qui souhaitent des élections le plus rapidement possible, car ils savent qu’ils remporteront le scrutin et pourront alors s’emparer du pouvoir», analyse Ali Mehdi, qui reconnaît que le PCI ainsi que les partis nationalistes n’ont pas retrouvé leur force militante d’antan et aborderaient un éventuel scrutin en position de faiblesse. Kurdes et sunnites, eux-aussi, ne sont pas forcément favorables à la tenue d’un scrutin qui consacrerait la victoire des chiites.

Les Américains ont-ils vraiment intérêt à aller au bout de la logique démocratique ? «En privé, raconte un diplomate, des responsables de la coalition redoutent le verdict des urnes. Les vainqueurs des élections pourraient être ceux qui réclament le plus vigoureusement le départ d’Irak des troupes de la coalition. Les responsables américains auraient dû y penser plus tôt».



par Christian  Chesnot

Article publié le 02/02/2004