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Irak

Ali Al-Sistani, l’oracle de Najaf

L’ayatollah Sistani a-t-il été l’objet d’une tentative d’assassinat jeudi ? Son bureau le dément. Mais la rumeur illustre le rôle central du vieil ayatollah. Portrait.
De notre envoyé spécial à Bagdad

Ses rares déclarations sont disséquées, ses silences analysés… A 74 ans, le grand ayatollah Ali Al-Sistani est aujourd’hui la boussole sur la carte politique de l’Irak post-Saddam. «Il ne parle pratiquement jamais et pourtant il est devenu l’arbitre incontestable de la situation, une belle prouesse», commente, admiratif, un diplomate occidental. Ses appels répétés à des élections directes pour élire la prochaine Assemblée nationale transitoire ont même obligé les Américains à revoir leur copie du transfert de pouvoir aux Irakiens.

Evoluant au dessus de la mêlée, Ali Al-Sistani se veut le garant des intérêts de la nation. Avant guerre, Saddam Hussein lui avait arraché une fatwa minimaliste, interdisant à tout musulman de «soutenir l’agression américaine». Il se plaçait alors du côté du peuple irakien, sans se ranger du côté du régime tout en ne prenant pas de front les Américains ! Après la chute du régime, il appelait à l’unité nationale et dès l’été dernier, commençait à développer sa rhétorique sur la nécessité de faire entendre la voix du peuple.

Ali Al-Sistani n’a pourtant rien d’un politicien. Né en 1930 à Machad dans l’est de l’Iran, il a été élevé dans une famille d’oulémas qu’il a quittée à 19 ans pour aller étudier la théologie dans la ville sainte de Qom. Deux ans plus tard, il s’établissait à Najaf, principal centre religieux du chiisme, où il habite toujours dans une maison modeste du centre-ville. Turban noir sur la tête, longue barbe blanche, visage émacié, le chef spirituel des chiites irakiens vit comme un ascète.

«Il est à l’opposé de Saddam Hussein qui se faisait construire des palais somptueux, raconte Moussafer Fahd Jassem, responsable du parti islamique Al-Daawa à Samawa qui l’a rencontré à Najaf. Il porte des vêtements élimés. Il a une personnalité modeste et sage mais son savoir est immense. Il est expert en astronomie, en médecine ou encore en philosophie. Il parle farsi comme tous les grands oulémas et donne encore des cours de religion

Sur le plan théologique, Ali Al-Sistani appartient à la tradition dite «quiétiste», qui tend à cantonner le chef religieux dans un rôle de conseil et d’orientation, mais pas d’intervention directe dans les affaires politiques. Les tenants de la vision contraire, comme le fut l’ayatollah Khomeyni en Iran, s’appuient eux sur le principe du velayat-e-faqih qui concentre la direction politique entre les mains des dignitaires religieux.

Les circonstances actuelles ont fait sortir Ali Sistani de son quiétisme. «Il voulait combler le vide politique chez les chiites qui n’avaient plus de leader après la mort de l’ayatollah Mohammed Baqr Al-Hakim et faire face au jeune Moqtada Al-Sadr qui occupait le terrain et le contestait auprès de la base chiite», analyse un ancien diplomate irakien.

Prudent et rusé, «l’oracle de Najaf» laisse parler ses proches à sa place, ce qui lui permet de lancer des ballons d’essai et de garder une marge de manœuvre. Il ne rencontre pratiquement personne. La seule personnalité étrangère a avoir pu s’entretenir longuement avec lui est Sergio Vieira de Mello, le représentant de Kofi Annan tué dans l’attentat contre le QG des Nations unies en août dernier. Jusqu’à présent, le vieil ayatollah refuse obstinément de rencontrer Paul Bremer, l’administrateur américain à Bagdad, pour ne pas se compromettre avec l’occupant.

Petits jeux politiques

Les membres du Conseil intérimaire de gouvernement (CIG) vont régulièrement le sonder pour tenter de déchiffrer ses pensées ou demander conseil. Mais le vieux dignitaire religieux n’est pas dupe de ces petits jeux politiques. «Au début de l’année, raconte un journaliste irakien, une délégation du CIG composée d’Abdel Aziz Al-Hakim, le leader de l’Assemblée suprême de révolution islamique en Irak, de Mohammed Bahr Al-Ouloum et d’Ibrahim Jaafari, l’un des leaders historiques du parti islamiste Al-Daawa, a voulu le visiter. Ali Al-Sistani a refusé de recevoir les deux premiers qu’il considère comme des ‘politicards’, mais a conféré avec Jaafari. Dans le cours de la conversation, ce dernier lui a demandé : ‘pourquoi tenir à organiser des élections ?’ Et Sistani de lui clouer le bec : tu me demandes cela alors que tu es revenu en Irak grâce aux blindés américains !»

Même si son autorité dépasse la communauté chiite irakienne, il est aussi contesté. Certains lui reprochent notamment ses origines iraniennes. «Ali Sistani n’a pas ouvert la bouche pendant les années de la dictature de Saddam Hussein. Quelle crédibilité a-t-il aujourd’hui ?» s’interroge Ali Mehdi, membre du comité central du Parti communiste. «Ce n’est pas une personnalité courageuse, affirme de son côté un expert des affaires irakiennes. Il n’a jamais promulgué une fatwa interdisant les liquidations des anciens membres du régime par exemple

Quelle position Ali Al-Sistani adoptera si l’Onu diagnostique l’impossibilité de tenir des élections générales d’ici le mois de mai ? «Il avalera son turban à condition d’y mettre les formes, pronostique un diplomate, un peu à la manière de Saddam qui, en 1998, avait ravalé sa fierté en acceptant que des inspecteurs de l’Onu visitent ses palais, à l’époque Kofi Annan avait su être persuasif.» Mais le vieux dignitaire chiite pourrait aussi faire mine d´accepter le verdict onusien, apparaissant comme un homme responsable, et en sous-main, déclencher une campagne de désobéissance civile.



par Christian  Chesnot

Article publié le 07/02/2004