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Rwanda

Kagamé: «Pourquoi la France n’examine pas ses propres responsabilités?»

Dans un entretien à RFI, le président Rwandais répond aux accusations du juge Brugière. Pour Paul Kagamé, certains Français auront à répondre du génocide de 1994 devant les tribunaux.
RFI : Quelle est votre première réaction au rapport du juge Bruguière ?
Paul Kagamé
C’est une question difficile pour moi. Ce rapport ne fait pas grand sens : j’ai eu des échos de cette enquête du juge Bruguière. D’après ce que j’en sais, c’est une enquête qui repose sur des motivations politiques, parce que de nombreuses questions restent en suspens. En aucun cas cette enquête ne répond à la question : que s’est-il passé lors du génocide au Rwanda ? Ce rapport donne-t-il l’identité de ceux qui ont participé à ce complot ? des protagonistes locaux ou étrangers ?

Pour être crédible, le juge Bruguière aurait dû s’intéresser aux gens qui l’entourent, à des Français qui ont été impliqués dans le génocide. Pourquoi ne s’intéresse-t-il pas à cette implication française au Rwanda ? Est-il en train de lier, de près ou de loin, la mort d’Habyarimana et ce qui s’est passé avec le génocide ?

Parce que, de toute façon, si l’on se réfère au témoignage des détenus du TPIR d’Arusha, si l’on regarde exactement ce qui s’est déroulé avant la mort d’Habyarimana, si l’on remonte même jusqu’à 1959, où des génocides ont eu lieu au Rwanda : est-ce raisonnable de parler de cet incident et d’y impliquer des gens qui n’ont rien à voir avec ça ? Je pense que tout cela à une origine politique. Et ce n’est pas surprenant : des gens comme Bruguière et d’autres fuient les responsabilités françaises dans ce qui s’est passé au Rwanda. Ils essaient même de renverser les rôles et de faire porter la responsabilité du génocide aux victimes.


RFI : Monsieur le président, pourriez-vous être plus précis sur ces responsabilités françaises dans le génocide ?
PK
: Pourquoi le devrais-je ? Je crois que les Français eux-mêmes devraient être capables de cerner leurs responsabilités. Ils étaient là au moment où le génocide a eu lieu. Ils ont entraîné les génocidaires. Ils étaient à des postes de commandement au niveau des forces armées qui ont commis le génocide. Ils ont aussi directement participé aux opérations : en filtrant les barrages routiers pour identifier les gens sur une base ethnique, en punissant les Tutsis et favorisant les Hutus. Tout cela a été fait en plein jour, sur les barrages routiers. Nous avons tout en vidéos, de multiples preuves de la participation des Français. Pas le peuple français, mais certains éléments qui agissaient sur ordre du gouvernement et qui géraient ces barrages routiers pendant le génocide. Ils le savaient. Ils l’appuyaient. Ils ont fourni des armes, ils ont donné des ordres et des instructions aux génocidaires. Que puis-je dire de plus ?

RFI : Étant donné tout ces éléments, pensez-vous que cette responsabilité est aussi une responsabilité pénale ? Que certains Français pourraient faire l’objet de poursuites devant un tribunal ?
PK
: Oui, je pense que, à un moment ou à un autre, il faudra qu’ils répondent de leurs actes, soit devant une cour française, soit devant le Tribunal international, si jamais cette juridiction est bien là pour remplir la tâche qu’elle s’est fixée.

RFI : Que pensez-vous du témoignage du capitaine Abdul Ruzibiza, un des témoins clefs du juge Bruguière, qui vous présente comme le commanditaire de l’attentat ?
PK
: Voyez-vous, pour croire à quelque chose encore faut-il que cette chose soit crédible… Ce Ruzibiza, quelle est sa crédibilité ? Quels nouveaux éléments d’information apporte-il au dossier ? Est-il le genre d’homme ramassé dans la rue à qui l’on a donné de l’argent pour lui faire dire ce que l’on voulait entendre ? Ramasser quelqu’un dans la rue et le croire comme ça sur parole, cela ne se fait pas. Il faut crédibiliser un tel témoignage, s’assurer de la personne qui l’avance.

Ce que nous savons, comme le juge Bruguière, comme Stephen Smith, comme le journal Le Monde le savent, ce sont les circonstances dans lesquelles s’est déroulé le génocide. Alors pourquoi reconstruisent-ils la vérité autour d’un témoignage venu de nulle part sur cette histoire de l’attentat contre l’avion ? Et alors ?

Laissez-moi aussi être très clair sur un point. Je pourrais compatir avec le fait qu’un avion soit abattu, mais par contre je ne compatis pas du tout avec la mort d’Habyarimana, un dictateur responsable d’un génocide. C’est mon point de vue. Ce n’est pas un enjeu pour moi : le fait qu’il y ait eu une guerre au Rwanda, une dictature au Rwanda et un génocide au Rwanda et que celui qui est derrière toute cette histoire est mort, cela m’est complètement égal. Cela m’importe aussi peu que la mort de n’importe quel dictateur ou terroriste, cela m’est égal.

RFI : Alors, finalement, les Nations unies ont retrouvé la fameuse boite noire qui est en fait un enregistreur des conversations du cockpit. Pensez-vous que l’ONU doit lancer une grande enquête pour faire la lumière sur l’attentat ?
PK
: Plusieurs questions se posent. D’abord, pourquoi les Nations unies, ou une autre puissance, ont-elles gardé cette boite noire pendant dix ans ? Que faisait-il avec cette boite noire, si elle existe bien ? Deuxièmement, que va nous apprendre cette boite noire ? Quel fait va-t-elle permettre d’établir ? Est-ce qu’une boite noire donne l’identité de celui qui a commis ce crime ? Est-ce possible ? dans ce cas, est-ce qu’elle raconte l’histoire des gens qui ont prévu de faire tomber l’avion ? Connaît-elle leur identité, a-t-elle une photographie de ces gens là ?

La boite noire vous dira que l’avion est tombé, abattu par un missile, si c’est le cas, elle vous donnera les conversations des pilotes dans l’appareil à ce moment-là. Mais qu’est-ce cela veut dire en matière de faits ? Va-t-elle nous permettre d’en savoir plus sur ceux qui ont planifié l’attentat une semaine avant, dans le camp Habyarimana ou ailleurs ? Cette boite noire est une diversion, ce n’est rien par rapport au reste.

RFI : Diriez-vous, à propos de la complicité des Français dans la préparation du génocide, diriez-vous que les Français ont alors mené une guerre du peuple ?
PK
: Quels droits avaient-ils de s’immiscer dans ce conflit… ? S’il y avait une guerre du peuple, c’était celle des Rwandais, pas celle des Français. Je me souviens qu’en 1991 ou 1992, je suis passé à Paris à l’invitation des autorités -j’ai d’ailleurs eu quelques problèmes lors de cette visite- un officiel français m’a dit : «si vous n’arrêtez pas la guerre, le temps d’arriver à Kigali, tous les vôtres seront morts». Je n’ai jamais oublié cette phrase qui témoigne de l’implication directe du gouvernement français, ou de certains éléments, il n’y a aucun doute là dessus. La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : ces éléments impliqués dans le génocide, sont-ils au-dessus des lois ? Le TPIR ou la Cour pénale internationale sont-ils réservés aux pays du tiers-monde ? Les ressortissants des grandes puissances ne peuvent-ils rendre compte de leurs actes devant ces juridictions ? Il n’y a aucun doute sur le fait que des Français ont été impliqués dans le génocide rwandais. Les faits sont là, pour ceux qui veulent croire aux faits. Les gens au Rwanda le savent. Des rescapés de la région de Kibuye ont été appelés pour sortir de leur cache, puis ils ont été massacrés par les ex-FAR et les miliciens Interhamwe, comme si cela était une machination. Ce sont des faits documentés. Alors pourquoi la France n’examine-t-elle pas ses propres responsabilités ? Si ce n’était une machination de tout le système, alors qu’est-ce que c’était ? Il est temps que les gens se posent ce genre de questions et trouvent des réponses, au lieu de faire diversion sur le génocide en parlant de l’avion, de la boite noire… toutes les absurdités qui sont évoquées.

RFI : Pour vous, y-a-t-il un lien entre les commémorations du dixième anniversaire et la publication de ce rapport Bruguière ?
PK
: Je ne peux pas le deviner, mais c’est possible. Pourquoi ? Et bien toujours pour faire diversion, ils veulent minimiser l’importance de cette commémoration, en jetant de la boue, en fabriquant des responsabilités contre les victimes. Une fois de plus, il s’agit de rendre les victimes responsables de ce qui leur est arrivé.

RFI : Etes-vous choqués par ce qui est évoqué dans ce rapport ?
PK
: Je suis habitué à ce genre de chose. Cela ne me choque pas. Je suis habitué aux injustices faites aux Rwandais et à moi. Je suis habitué à la lutte, cela fait partie de ma vie. Je ne suis pas choqué et je m’y attendais.

RFI : Qu’attendez-vous des Français, à l’occasion de ce dixième anniversaire : un geste de pardon ?…
PK
: Franchement, je ne sais pas quoi attendre des Français (rires). Je ne sais pas ce qu’ils ont l’intention de faire. Mais il est important pour eux de dire la vérité sur ces questions. Aucun doute. Quand se décideront-ils à le faire ? De quelle manière ? Je ne peux pas le deviner.

RFI : Ce dixième anniversaire est-il l’occasion de commencer à écrire l’histoire du génocide ?
PK
: Pour nous, Rwandais, ces dix ans représentent quelque chose. Nous avons besoin de nous arrêter et de s’interroger sur ce qui s’est passé et de le garder à l’esprit. Comment nous avons surmonté cette épreuve ? Comment continuer à la surmonter ? Comment reconstruire notre nation ? Comment s’occuper des rescapés ? Comment leur permettre de vivre une nouvelle vie qui est encore insupportable pour beaucoup d’entre eux ? Voilà à quoi il faut réfléchir pour ce dixième anniversaire.

RFI : Les Rwandais attendent-ils aujourd’hui un acte de repentance, un geste de pardon ?
PK
: Ils demandent cela depuis longtemps, à ceux qui les ont autant offensé… en balayant des familles entières, juste à cause de leur appartenance ethnique. C’est ce qui se passe chez nous par le processus de réconciliation, par les Gacacas, par le processus judiciaire. Nous voulons savoir la vérité et il est important que les responsables expriment leurs remords. Nous pourrons alors pardonner, quand c’est possible, mais nous n’oublierons pas le passé.

RFI : Dix ans après le génocide, comment expliquez-vous l’implication des Français dans le génocide ?
PK
: Nous n’avons pas d’explication. Personne n’en a. Cela prendra dix ans, peut-être… Aujourd’hui, les gens affrontent encore les conséquences de l’Holocauste qui s’est déroulé il y a soixante ans. Peut-être que certains pensent qu’il est trop tôt pour nous, dix ans après, de poser des questions sur le génocide rwandais ? Cela dépend de la perspective que l’on adopte sur cet événement.

RFI : Pourquoi ne sait-on pas, au bout de dix ans, qui est responsable de cet attentat ?
PK
: Je ne sais pas. Les Nations unies étaient présentes au Rwanda pour s’occuper de la sécurité. La Minuar était censée garantir le succès et l’application de l’accord de paix. Donc, les Nations unies devraient pouvoir répondre. Nous, nous n’étions qu’une des parties de l’accord de paix. Nous voulions l’appliquer lorsque tout-à-coup cela est arrivé. Il y avait alors des difficultés à appliquer cet accord, à cause du gouvernement. Les témoignages sont nombreux sur ces extrémistes qui avaient évoqué ouvertement l’assassinat d’Habyarimana. Il y a des documents là-dessus. Les Nations unies savaient comment le génocide était planifié, bien avant la mort d’Habyarimana et l’attentat contre l’avion. Il y a des témoins, des rapports. L’ONU savait tout cela : les responsables du département des opérations de maintien de la paix, les gens du bureau du secrétaire général, les membres du Conseil de sécurité. En ayant ces informations, ils auraient dû agir pour empêcher le génocide ou pour empêcher la mort d’Habyarimana. Une partie de l’histoire était alors qu’il y avait un coup interne en préparation. Nous le lisions dans les journaux, c’était public. Pourquoi tout ces gens font-ils semblant de découvrir des choses en disant «on ne le savait pas» ? Ils font semblant, ils pratiquent un double jeu.

RFI : Afin d’écrire l’histoire du génocide, monsieur le président, seriez-vous prêt à ouvrir les archives qui sont entre vos mains à Kigali ?
PK
: Oui, c’est important et un jour, nous pourrons le faire.

RFI : Quand ?
PK
: Eh bien l’avenir le dira, nous verrons quand cela sera opportun. En fait, nous avons beaucoup d’informations sur le génocide. Nous verrons comment certains se comportent, s’ils disent de nombreux mensonges. Un jour ils seront surpris par les faits bruts et la responsabilité de certains. Peut-être cela viendra le jour où ces gens se retrouveront à la barre d’un tribunal…


PROPOS RECUEILLIS


PAR DAVID SERVENAY

Réponse de Bernard Cazeneuve
16/03/2004


En 1998, Bernard Cazeneuve était le rapporteur de la mission d'information parlementaire dirigée par l'ancien ministre Paul Quiles. A l'issue des travaux, la mission avait conclu à une trop forte implication des militaires français aux côtés des forces rwandaises du président Habyarimana, au cours de la période 1992-1993.

Après l'attentat contre le Falcon 50 du président Juvenal Habyarimana, autrement dit après le 7 avril, est-ce que cette implication s'est poursuivie?
Réponse de Bernard Cazeneuve joint par Ghislaine Dupont. 1'14''



par David  Servenay

Article publié le 16/03/2004