Rwanda
Le diable se cache dans les détails
(Photo Monique Mas/RFI)
De notre envoyée spéciale à Kigali
L’Eglise catholique du Rwanda admet, du bout des lèvres, que certains de ses prêtres ont participé aux Pâques sanglantes de 1994. Mais elle renvoie la responsabilité à des déviances politiques individuelles qui auraient échappé à son «gouvernement des âmes». De même, en un aveu d’échec d’un siècle d’évangélisation au Rwanda, elle reporte pour l’essentiel le poids du péché sur ses fidèles, se repentant seulement de son impuissance à transmettre le message chrétien pour empêcher le crime des crimes. Après voir tardé à qualifier le génocide, l’Eglise catholique du Rwanda a demandé pardon à ses administrés en 2001, pendant le double jubilée consacrant les 2000 ans du christianisme et les 100 ans d’évangélisation du Rwanda. Mais aujourd’hui comme hier, tous les tabous ne sont pas levés, comme l’a montré le colloque sur «l’Eglise et la société rwandaise face au génocide et aux massacres, dix ans après», organisé à Kigali, du 29 au 31 mars, par la Conférence des évêques catholiques du Rwanda.
Sous la férule modératrice de l’archevêque de Kigali, Mgr Thaddée Ntihinyurwa, le colloque s’est tenu au centre jésuite Christus, théâtre du martyr de 17 religieux et religieuses en avril 1994. Si beaucoup comme eux furent tués pour ce qu’ils étaient et non point pour ce qu’ils faisaient, nombre de leurs frères en religion, ordonnés prêtres et parfois hauts placés dans la hiérarchie ecclésiastique ont, par leurs actes et par leur parole «d’évangile», contribués aux meurtres. La Vierge Marie a d’ailleurs elle-même été mise à contribution par les tueurs, diffusant dans leurs média de la haine la voix d’une prétendue visionnaire qui, pendant le génocide, assurait rapporter des paroles de la mère du Christ. Par sa bouche, celle-ci lui aurait dit, en substance, que si le premier des dix commandements interdit de tuer, la chasse à l’ennemi pouvait être admise et absoute. Sans doute l’Eglise du Rwanda croit-elle mieux éclairer ses ouailles aujourd’hui en validant officiellement, comme elle l’a fait le 29 juin 2001, une «apparition» virginale plus propice à la paix civile et revendiquée par des fidèles de Kibeho, il y a quelques décennies. C’est peut-être plus porteur que la parole christique invoquée au colloque par l’abbé Oreste Incimatata: «La vérité vous rendra libre!».
Soixante-dix pour cent des Rwandais sont baptisés. Et, comme l’a constaté Mgr Ntihinyurwa en avril 1994, «spontanément, les chrétiens avaient confiance en leurs églises où ils se sont réfugiés en masse parce que, selon leur expérience des années passées, arrivé dans la paroisse, on était sauvé». Le problème, ajoute-t-il, c’est que les tueurs aussi l’avait remarqué et qu’ils ont justement utilisé les lieux de culte comme des pièges et des abattoirs. L’archevêque de Kigali reconnaît pour sa part que des prêtres ont participé aux entraînements préliminaires au génocide, aux côtés de miliciens Interhahamwe. Pour tenter de les ramener sur la voie de l’Evangile, assure-t-il. Pressé de s’expliquer sur sa propre expérience du génocide par une salle de laïcs et de gens d’Eglise, respectueux mais pas vraiment consensuels, toutes congrégations confondues, Mgr Ntihinyurwa raconte les appels désespérés des 6, 7, 8 et 9 avril, dans le Bugesera, au sud de Kigali. «Dehors, les gens étaient désemparés. Les uns regardaient méchamment les autres. Mais on croyait qu’il suffirait d’un message pacificateur» à la messe du dimanche, le 10 avril.
L’archevêque explique qu’il aurait pu «donner le bon dieu sans confession» aux fidèles de cette messe dominicale tant ils écoutaient le prêche avec calme et attention. Pourtant, dehors, le sang continuait de couler. L’appel d’un curé de Nyamata annonçait, par exemple, que 120 personnes réfugiées depuis la veille dans l’Eglise venaient de mourir: «On leur a jeté des détonnants. Ils sont tous morts». Le 13, toujours dans la même région, un curé menacé lui annonçant son départ, l’archevêque avoue l’avoir «traité de nul», avant de s’enfuir lui-même à Cyangugu (au sud-est), le lendemain, avec un convoi de civils dans des camionnettes. Arrêté comme tout le monde aux barrières par les miliciens, Mgr Ntihinyurwa avoue son impuissance à aider ses «frères», racontant comment il a été lui-même «humilié par des petits enfants de moins de sept ans, qui me menaçaient de mort avec leurs machettes en me traitant de complice» des Inyenzi (les cafards) tutsi. Arrivé à Cyangugu, poursuit-il, la question était de sauver ceux qui avaient survécu. C’est pourquoi «j’ai demandé aux autorités de nous prêter un stade, disposant de l’eau, de l’électricité et du téléphone, où les gens pouvaient entrer avec leurs vaches et être protégés». Bientôt, le stade de Cyangugu s’est rempli de quelque 12 000 personnes, poursuit-il, et «on dit que nous les avons conduit là pour qu’ils soient tués. Mais l’équipe des organisateurs a été massacrée parce qu’elle ne voulait pas livrer aux gendarmes ceux qu’ils venaient chercher et c’est en décidant de sortir en foule pour fuir au Zaïre» que les réfugiés du stade ont été tués.
(Photo Monique Mas/RFI)
«Ce spectre ethnique est toujours là»
La version rapide de l’archevêque ne dit pas grand chose sur son rôle mais lui-même prend les devants en concluant: «C’est difficile pour ceux qui n’y étaient pas de nous comprendre. Je ne savais pas ce que je devais faire. Si ça recommençait je m’y prendrais autrement. Mais avec une centaine de types, vous pouvez secouer toute une préfecture». Au total, le mot génocide peine à franchir la bouche des dignitaires de l’Eglise catholique qui éprouvent encore plus de difficultés à nommer sa cible: les Tutsi. En revanche, le débat tourne court après certaines questions concernant la responsabilité précise d’ecclésiastiques dans le génocide ou encore l’appel au dialogue entre le Front patriotique rwandais (le FPR) et le gouvernement commanditaire du génocide, que l’épiscopat a lancé au plus fort du bain de sang, dans la deuxième quinzaine d’avril 1994. Dans la tribune, un évêque répond vertement que «depuis 1959, vos réactions sont toujours ethniques, qui que vous soyez, et cela s’entend même dans vos questions. Même quand on forme un gouvernement, ce spectre ethnique est toujours là».
Dans la salle, un frère joséphite estime que «c’est avant les années quatre-vingt-dix qu’il aurait fallu intervenir, avant la politique des quotas – qui limitaient les droits des Tutsi –, avant que la question des réfugiés ne s’envenime. La hiérarchie n’a même pas su se désolidariser des auteurs de la politique qui nous a conduit au génocide. Ce n’est pas l’Eglise qui a commandité le génocide. Mais elle n’a pas été prophétique pour les plus vulnérables et pour les minorités menacées. Comment doit-elle agir sur la société civile pour servir de contrepoids à des erreurs politiques éventuelles?»
Mais la théologie de la libération n’est pas non plus de mise dans l’Eglise rwandaise après le génocide dont elle impute la faute à l’Etat précédent avec lequel elle collaborait, son plus haut dignitaire étant d’ailleurs encarté dans l’ancien parti unique. Aujourd’hui, l’Eglise rwandaise répond qu’il est nécessaire «d’examiner notre ethnocentrisme rampant» mais que ce n’est surtout pas «en allant fouiller dans le passé qu’on peut construire l’Eglise ou le pays». L’Eglise ne doit pas se laisser «paralyser par un sentiment de culpabilité, elle doit collaborer avec l’Etat qui a sécurisé le pays», estime l’évêque de Ruhengeri, Mgr Kizito Bahujimihigo, qui rappelle aussi sa vocation à prêcher «le social avant le profit financier».
«Le génocide a profondément déstructuré le tissu social», renchérit l’abbé Incimatata, secrétaire général de Caritas Rwanda. De nouvelles couches de population sont tombées dans une indigence extrême et «la pandémie du sida s’est aggravée avec les viols et les déplacements de population». La pauvreté menace la paix civile, insiste-t-il, en présentant tout un programme de lutte. Mais l’abbé déplore aussi l’absence «d’indicateurs fiables pour évaluer» l’ampleur des «vrais repentir et des vrais pardons», au-delà du «tapage entourant des cas isolés». Pour lui, la «réconciliation» demandera du temps et il recommande une nouvelle catéchèse. Les juridictions populaires Gacaca, cite-t-il en exemple, doivent aboutir à une «vraie justice réconciliante» et ne pas en rester à de pures formalités. La vraie solidarité, ajoute-t-il, exige davantage qu’un «attendrissement superficiel, parce que tous nous sommes responsables de tous». C’est vrai pour les chrétiens comme pour leur Eglise font observer certains participants. Eux déplorent qu’en place de repentance, l’Eglise manifeste surtout sa volonté de tourner la page.
par Monique Mas
Article publié le 03/04/2004 Dernière mise à jour le 05/04/2004 à 08:59 TU