Golfe
Le Qatar, prototype du «Grand Moyen-Orient» américain
(Photo AFP)
De notre envoyé spécial à Doha
«Les racines des problèmes du monde arabe n’ont rien à voir avec le problème palestinien ni avec la colonisation. Ce sont des excuses invoquées pour retarder les réformes qui n’ont que trop tardé». Cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani, l’émir du Qatar ne mâche pas ses mots en ouvrant la Conférence sur la démocratie et le libre-échange qu’il organise dans son pays pour la quatrième fois.
La précédente s’était tenue voici tout juste un an, alors que les troupes américaines poursuivaient leur progression en Irak. Depuis, la région a bien changé: les militaires américains sont installés non seulement en Irak, mais partout au Moyen-Orient, notamment au Qatar où ils ont transféré les installations qui se trouvaient précédemment en Arabie Saoudite. La réforme du monde arabe qu’appelle de ses voeux l’émir du Qatar est à l’ordre du jour dans tous les pays de la région, avec plus ou moins de bonne volonté. Elle devait être au coeur du sommet avorté de Tunis la semaine dernière. Elle est en tout cas au centre du projet de George Bush de «Grand Moyen-Orient», fondé sur la démocratisation et le libre-échange, y compris entre les Etats arabes et Israël.
De ce point de vue, le Qatar a incontestablement pris de l’avance: même s’il est officiellement gelé, un bureau commercial israélien est en fonctions à Doha depuis plusieurs années, le Qatar a été l’un des premiers pays du Golfe à rejoindre l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Quant aux réformes politiques, elles se sont traduites par l’organisations d’élections municipales ouvertes aux hommes et aux femmes en 1999, l’adoption par référendum voici tout juste un an d’une constitution consacrant la liberté de la presse, l’indépendance de la justice et le pouvoir législatif d’un parlement élu (les élections doivent avoir lieu en 2005).
Incontestablement, le Qatar est pour le projet américain de «Grand Moyen-Orient» un prototype de laboratoire infiniment plus satisfaisant que l’expérience irakienne. Mais, sans nier la réalité des changements impressionnants qu’a connus l’émirat depuis que l’actuel émir, cheikh Hamad, a renversé en 1995 son père dont le régime était marqué par un conservatisme frileux, il faut tout de même relativiser. La population du Qatar reste fondamentalement conservatrice. Pour cheikh Hamad, dans une société aussi traditionaliste, les réformes ne peuvent venir que du haut.
Les Qatariens, musulmans wahhabites comme les Saoudiens, n’étaient pas demandeurs de ces changements qu’ils reçoivent un peu étonnés de leur souverain qui leur a, en quelque sorte, octroyé la démocratie. Certes, la liberté de la presse est consacrée par la constitution, la censure et le ministère de l’Information ont été abolis, mais cela ne signifie pas pour autant que l’on peut écrire ou dire n’importe quoi: les journalistes, qui sont en majorité des étrangers, savent jusqu’où ne pas aller trop loin, sous peine de prendre le premier avion pour rentrer dans leur pays. La liberté de ton caractéristique de la chaîne satellitaire du Qatar Al Jazira est un modèle d’exportation, on ne la retrouve pas dans la presse locale.
Réformer le wahhabisme
De même, les religieux conservateurs sont réticents sur le projet, déjà bien avancé, de campus universitaire sur lequel on ne trouve que des universités américaines, décentralisées aux Qatar pour accueillir des étudiants(e)s locaux qui peuvent dès à présents bénéficier des bienfaits (et du mode de pensée) d’une formation américaine sans avoir à quitter le pays. Plus délicate sera sans doute la réforme des programmes de l’enseignement secondaire, actuellement en cours, marquée par une forte diminution de la part de l’enseignement religieux. Comme l’a confié l’émir, en privé, depuis déjà plusieurs années, il veut être le premier dirigeant à réformer le wahhabisme. Les Saoudiens, que les initiatives de l’émir du Qatar irritent profondément depuis déjà longtemps, apprécieront.
Mais l’Arabie Saoudite, tout comme l’Iran et bien d’autres, sont obligés de tolérer ce trublion, cette grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf, car la protection américaine assurée donne des ailes à la diplomatie du Qatar. Jusqu’au président russe Poutine lui-même qui a dû s’incliner devant l’émir du Qatar dans la récente crise qui a suivi l’assassinat du chef indépendantiste tchétchène Iandaerbiev. Le parapluie américain donne au petit Qatar une assurance qu’il n’aurait évidemment pas sinon.
Pourtant, il y a bien davantage, derrière la politique qatarienne, que cette volonté de se faire une place au soleil parmi les grands. L’émirat dort sur une poche de gaz géante, la troisième de la planète. Déjà, le Qatar a commencé à commercialiser sa production en signant, notamment avec les pays d’Extrême-Orient, des contrats d’approvisionnement portant sur vingt-cinq ou trente ans. Il est donc crucial pour ces acheteurs d’avoir la garantie que le producteur pourra honorer ses commandes. Une garantie que seule la protection américaine est en mesure d’assurer. Au-delà des proclamations sur la démocratisation et des réformes en cours, pourtant bien réelles, même si leur effet n’est sans doute pas tout à fait à la hauteur de la rhétorique, cette sécurisation à long terme par les Etats-Unis de la richesse gazière de l’émirat est la donnée fondamentale de tout ce qui se passe actuellement au Qatar, et plus généralement dans la région du golfe Persique.par Olivier Da Lage
Article publié le 05/04/2004 Dernière mise à jour le 05/04/2004 à 14:09 TU