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Rwanda

De Muhazi à Cyangugu, en passant<br> par Kibuye

Au Rwanda, à Muhazi, l'armée dégraisse. Les «nouveaux anciens» combattants dansent. 

		Photo: Monique Mas
Au Rwanda, à Muhazi, l'armée dégraisse. Les «nouveaux anciens» combattants dansent.
Photo: Monique Mas
Depuis environ quatre ans, les collines du génocide sont devenues les plus sûres de la région. A Muhazi, au nord de Kigali, l’armée continue de démobiliser massivement pour complaire à la Banque mondiale. Au Centre-Est, au bord du lac Kivu, une nouvelle route vient de sortir de l’isolement la préfecture de Kibuye. Malgré la qualité de son thé, celle-ci souffre quand même de la pauvreté, qui écrase la majorité des Rwandais. Dans cette même région, théâtre de tueries de grande ampleur, les rescapés de Bisesero ont tout perdu. Ils demandent des réparations internationales, à la France notamment. Ils reprochent aux soldats français de l’opération Turquoise d’avoir tardé à leur porter secours en juin 1994. Dans la prison voisine, à Gisovu, mais aussi au sud du lac Kivu, à Cyangugu, des détenus du génocide assurent que l’action militaire française au Rwanda s’est poursuivie bien après le 6 avril 1994, au profit des commanditaires du génocide.

De notre envoyée spéciale.

A une cinquantaine de kilomètres au nord de Kigali, après l’asphalte trouée, une piste de latérite cahote sous l’arche de feuillage annonçant l’approche de Muhazi. Un hameau surgit au détour des carrières de cassitérite désaffectées. Un homme apporte des brouettées de glaise rouge. Un autre maçonne l’argile pour colmater les croisillons de jeunes troncs qui servent de squelette à la maisonnette en construction. Sèche, elle sera grise sous sa coiffure de tôle. Certains habitants personnalisent leur modeste logis de crépis colorés. Tous dessinent un enclos de haies vertes. Même les plus pauvres ont leur plate bande fleurie et souvent odorante. Alentours, les haricots ont déjà poussé leurs premières feuilles sous les bananiers. L’enchevêtrement d’ornières qui conduit au camp militaire traverse des champs de patates douces et de maïs plantés jusqu’au bord du lac Kivu. Ce 1er avril, au camp de Muhazi, c’est le jour de «la quille» pour quelque 2 000 soldats et une quinzaine de gradés des Forces rwandaises de défense (RDF), l’armée nationale de l’après génocide, renommée pour tourner la page des Forces armées rwandaises (Far) du général Habyarimana et de l’Armée patriotique rwandaise (APR) du général Kagame.

Composées d’anciens de l’APR et des Far, les RDF démobilisent depuis 1997. Déjà 12 000 ex-Far et 24 000 ex APR ont été rendus à la vie civile, au rythme annuel global de trois à cinq mille départs. Tous reçoivent un modeste pécule de la Commission de démobilisation et de réintégration. Son montant est identique à celui des ex-Far (enrôlés avant le 6 avril 1994) revenus au pays après avoir tenté la revanche à partir du Congo. Eux transitent à Mutobo, au Nord, dans un camp de rééducation. Rien de tel bien sûr pour ceux de Muhazi déjà instruit de la nouvelle idéologie unitaire. Ils sont tous volontaires pour quitter l’armée. La majorité d’entre eux est trop jeune pour la retraite. «Trop vieux» pour rester sous les drapeaux, explique un premier sergent de 36 ans. Il projette de planter pommes de terre, maïs, sorgho et haricot aux côtés de sa femme et de ses quatre enfants sur les pentes volcaniques de Ruhengeri.

«Je n’ai pas beaucoup de terre», regrette l’ancien combattant. Mais, «je suis content, je me débrouillerai pour acheter un peu de matériel». Il a un peu économisé sur sa solde. Ce ne sera pas facile. La famine aussi a tué massivement et régulièrement, au Sud en particulier, et, jusqu’au sein des familles, les conflits fonciers témoignent de l’acuité de la question des terres, surpeuplées et surexploitées au Rwanda. Les bras se louent pour rien et certains ouvriers agricoles –et surtout des ouvrières dans ce pays de veuves– doivent emprunter la houe traditionnelle avant de travailler. L’agriculture ne nourrit pas son homme mais Jean-Claude, lui, est très optimiste. A vingt-neuf ans, il va poursuivre ses études en électronique. «Le Rwanda manque de techniciens. Je trouverai facilement de l’emploi», se félicite-t-il.

Le président de la Commission de démobilisation promet d’accompagner la réinsertion des anciens combattants. Il les voit en fer de lance de la lutte contre la pauvreté. «Soyez aussi les boucliers de la Nation», ajoute-t-il, en invoquant l’emblème des RDF, l’ingabo (le bouclier en kinyarwanda). En souhaitant bonne chance à ses anciens soldats, le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Kayomba les rappelle à l’instruction politique qu’ils ont reçue dans l’armée. Il attend d’eux qu’ils servent «de pilier à la politique d’unité et de réconciliation nationale» dans leurs terroirs d’origine où les attendent leurs familles mais aussi souvent les vaincus d’hier. Saluant leur «combat pour arrêter le génocide» et leur victoire sur les idées qui l’ont gouverné, le général Kayomba exhorte les démobilisés à veiller d’un œil sur la sécurité nationale.

Pour aller de Muhazi à Kibuye, au Centre-Est du pays, sur la rive du lac Kivu, il faut repasser par Kigali et prendre la route goudronnée qui file au Sud, après l’usine de briques et de tuiles industrielles. Celle-ci donne un coup de vieux à la multitude des briqueteries artisanales répandues un peu partout au pays des villages et des villes roses. A une soixantaine de kilomètres au sud de Kigali, à Gitarama, s’ouvre la nouvelle voie royale qui permet de rallier sans peine Kibuye. 247 kilomètres séparent la cité lacustre de la capitale. Le tronçon Gitarama-Kibuye se parcoure aujourd’hui en deux heures, en moyenne, contre huit avant sa construction (entre 1998 et 2001) par des entreprises chinoise et italienne. Des crédits de la Banque mondiale agrémentés d’aides bilatérales n’ont pas permis de choisir le meilleur revêtement et l’ouvrage s’avère déjà trop étroit. Mais il est soigné, tout particulièrement ses systèmes d’évacuation des eaux de ruissellement qui dévalent le roc haut-perché où il a fallu percer la route.

«Le chef français lui a dit de rassembler tout le monde»

Sur la route de Kibuye, du fond des ravins jusque dans les hauteurs escarpées, le paysage est méticuleusement entretenu par d’inlassables agriculteurs. Le Rwanda est un jardin suspendu dans l’ocre rouge des montagnes. Furtives interruption du tableau vert, des écolières en robe bleu électrique et des jeunes gens en veste bleu roi serpentent sur un chemin de chèvres. Mais d’un village à l’autre, nombre d’enfants vont pieds nus, jusqu’à un âge avancé. Pour régler le «minerval», les frais de scolarité, il faut débourser 12 000 francs rwandais (un peu plus de 18 euros) par enfant et par an. A l’écart des routes nationales, la chaussure est un signe d’aisance. Au Rwanda, on a aussi tué pour un poste de télé et même les vêtements usagés des morts ont resservi après le génocide.

Le thé est roi autour de Kibuye. L’usine locale trône sur une colline vert tendre, à Gisovu, tout près du centre pénitentiaire de la préfecture de Kibuye. En 2002, la qualité de sa production a reçu le premier prix mondial, le second en 2003. Entre la ville de Kibuye et la commune également théicole de Gisovu, s’étend le terroir de Bisesero. Là, des éleveurs tutsi ont farouchement résisté avant d’être massacrés par milliers par les gendarmes et les miliciens qui leur ont inlassablement donné la chasse pendant des jours, sous la pluie tenace d’avril 1994. Il a fallu courir, les femmes ont ramassé des pierres pour aider les hommes faiblement armés de fines lances. «Les Tutsi étaient inoffensifs. Il y avait grand temps qu’ils ne mangeaient pas. Ils étaient fatigués. Il y en avait qui essayaient de se défendre. Mais à la longue, ils mourraient. Ils étaient faciles à tuer», explique un détenu du génocide à la prison de Gisovu, centre pénitentiaire de la préfecture de Kibuye.

A Bisesero, une baraque couverte de tôles tient lieu d’ossuaire où la mémoire universelle peut compter les crânes des centaines de victimes non identifiées. Des rescapés haussent le ton en racontant ce mois de juin finissant où quelques uns d’entre eux sont sortis de leur cachette pour demander assistance à des soldats français accompagnés de journalistes. Les secours français renvoyés au surlendemain sont arrivés après la mort d’une nouvelle multitude d’entre eux. Le ressentiment est encore si grand que les rescapés accusent les médecins français d’avoir amputé les blessés quand ce n’était pas nécessaire. «Les grandes puissances qui nous ont laissés mourir, la France, les Etats-Unis et la Belgique par exemple, devraient réparer leurs torts en nous aidant aujourd’hui», dit un survivant de Bisesero. Au total, la préfecture de Kibuye -1 336 kilomètres carrés- n’a pas encore retrouvé sa population d’avant 1994, malgré les naissances de la dernière décennie. Avec 468 000 habitants recensés en août 2002, il subsiste un déficit d’au moins 50 000 âmes. Le cheptel non plus n’a pas été reconstitué dans cette région d’élevage. En 1994, les humains ont été tués, les maisons détruites après pillage et les animaux mangés. «Aujourd’hui encore, certaines collines sont toujours vides et les singes sont sortis de la forêt pour occuper le terrain», constate amèrement le préfet de Kibuye.

A Bisesero, «les soldats français ont dit aux survivants qu’ils ne pouvaient laisser personne pour assurer leur sécurité. Le Tutsi Eric leur avait expliqué qu’ils étaient environ 400 dans les trous environnants, mais qu’il y en avait beaucoup plus encore cachés dans la forêt. Le chef français qui était accompagné d’un soldat français noir lui a dit de rassembler tout le monde avant leur retour et il est parti voir le bourgmestre», raconte un détenu de la prison de Cyangugu (au sud du lac Kivu). Il assure avoir assisté lui-même à cette rencontre. Un autre, ancien milicien Interahamwe, se déclare prêt à rapporter devant la justice ce qu’il sait du soutien en conseils, en grenades et en fusils apporté par des militaires français aux nervis du génocide. Un secret de Polichinelle, selon un ex-caporal des Far qui décrit par le menu, égrenant un chapelet de dates, l’engagement militaire français aux côtés de l’armée du général Habyarimana puis des troupes des ordonnateurs du génocide. «Ce que je dis est sûr», s’agace le caporal qui affirme pouvoir témoigner d’une présence militaire française active après le départ des soldats de l’opération Noroît, fin 1993, mais aussi après le 6 avril 1994, à Kigali, dans la zone Turquoise et jusqu’au Zaïre, après le 17 juillet.

A partir de Kibuye, pour rallier Cyangugu par le chemin le plus direct, en fait une piste rocailleuse le long du lac Kivu, il faut compter au moins quatre heures, à la vitesse de croisière de 20 kilomètres heures en 4x4, pour rejoindre la dernière quarantaine de kilomètres bitumés. Au passage, le trajet méritoire permet d’évaluer le très bon niveau de sécurité qui prévaut au Rwanda. Mais le décloisonnement a un prix. Une route asphaltée est programmée. En attendant, sur les chemins défoncés et sur les sentiers de chèvres qui conduisent aux maisons d’argile ou de bois, des habitants du bout du monde se croisent sans souci apparent d’appartenance communautaire. Offerts par le Japon, d’antiques bus jaune tournesol embarquent leur chargement de passagers longtemps après le crépuscule. C’est l’heure où derrière les murs clos de Gisovu et de Cyangugu, les pénitents du génocide remâchent l’inexplicable, tout en accusant le pouvoir d’hier d’avoir semé la haine dans leurs âmes jardinières, en reprochant à ses amis français de l’avoir encouragé, militairement et en jurant obéissance aux vainqueurs de 1994.

par Monique  Mas

Article publié le 06/04/2004 Dernière mise à jour le 07/04/2004 à 10:08 TU