Rwanda
Paroles de «génocidaires»
Photo Monique Mas
De notre envoyée spéciale à Cyangugu, Gikongoro, Murambi, Butare et Nyanza.
Mathieu, l’ancien infirmier raconte l’amie de sa femme tutsi venue demander de l’aide «au dispensaire où je travaillais. Elle avait le cou presque complètement tranché, le docteur a exigé qu’on l’achève et qu’on la jette dans un trou. Le lendemain ma femme m’a demandé des médicaments en me disant que «notre amie» n’était pas morte. Un vrai miracle parce qu’elle était complètement coupée de partout». «L’autre miracle», ajoute-t-il, «c’est que moi je ne l’ai pas aidée. Et pourtant, aujourd’hui, elle se débrouille pour donner un peu d’argent à mes enfants. Je remercie ma femme. Nous les Rwandais, nous tuons vite. Mais nous pouvons aussi vite faire le Bien». Gorette, elle, attend sa rédemption à la prison de Gisovu, au Centre-Est. Elle a noyé ses trois enfants en avril 1994. Gorette était enceinte de son mari tutsi. Lorsqu’il a été tué, elle est allée se réfugier chez ses parents. Ses frères lui ont dit de retourner en enfer ou bien de jeter ses petits à la rivière, là où devaient être lancés les Tutsi afin «qu’ils rentrent chez eux» au fil de l’eau, quelque part en Ethiopie «d’où ils viennent, c’est bien connu. Même les Blancs le disent».
Dans sa tenue rose de prisonnier, le caporal Jean-Bosco se souvient que les instructeurs militaires français de l’opération Noroît dispensaient aussi des cours d’histoire du Rwanda pour compléter leur enseignement: tactique militaire et maniement des nouvelles armes lourdes qu’ils avaient apportées avec eux. C’était au Centre d’entraînement commando de Bigogwe, au nord du pays, en 1991. Pour sa part, le caporal reconnaît avoir fusillé seize personnes en 1994, à Cyangugu, au Sud-Est, au bord du lac Kivu. «J’étais préparé à ce genre de chose», soupire-t-il, «ça ne m’a pas paru étrange parce que les autorités nous impliquaient régulièrement dans ce genres d’actes: dans les premiers mois de 1991, j’ai dû participer au massacre des Bagogwe», une communauté très pauvre installée dans la région de Bigogwe et apparentée aux Tutsi.
Officiellement, une quinzaine d’officiers français seraient restés au Rwanda, le temps de fermer les bureaux de l’opération Noroît, en décembre 1993. A la prison de Cyangugu, l’ancien caporal des Far assure que des officiers et des hommes du rang sont restés. Pour sa part, il ne croit pas que le 6 avril 1994, le FPR ait pu s’infiltrer dans le quartier de Masaka d’où a été tiré le missile qui a abattu l’avion du président Habyarimana, au-dessus de la zone militaire aéroportuaire de Kanombe abritant la résidence présidentielle. «Quand on sait ce qu’il faut pour tirer un missile, cela paraît impossible que le FPR ait pu le faire. Parce que Masaka était une position gouvernementale», dit-il, mais aussi parce que «dans une cour de Masaka, il y avait un camp d’entraînement interhahamwe. Il y avait aussi une position française bien connue». Informé par son «grand frère qui était Garde présidentiel» (GP), le caporal a également trouvé étonnant que, sitôt l’avion tombé, «les GP et les Français se sont précipités à Kanombe au lieu d’aller voir ce qui se passait à Masaka». Lui-même croit plutôt que les responsables sont les faucons du régime. «L’armée rwandaise était divisée», dit-il, «certains ne voulaient pas entendre parler d’Arusha qui allait donner des postes au FPR».
Le chauffeur Abed servait le responsable local des Interahamwe, le farouche «Tarek Aziz». D’après lui, ce dernier aurait reçu un paquet de grenades offert par les militaires français de l’opération Turquoise, accueillis par les Far au passage de la rivière Ruzizi, entre Zaïre et Rwanda. Selon le caporal Jean-Bosco, ce sont les soldats français de l’opération Turquoise qui ont suggéré aux Far de se replier au Zaïre pour préparer la revanche, avec leur aide. Ils les auraient aidés à vider la région pour que le FPR n’y trouve rien. Selon ses dires, ils leur auraient aussi appris «à ouvrir le ventre des cadavres pour les empêcher de remonter à la surface de l’eau où on les jetait». Le traducteur (un autre détenu) dit parfois au contraire «obturer». Beaucoup disent «fusionner» pour «fusiller».
Civils ou militaires, les prisonniers invoquent l’offensive du FPR en octobre 1990 pour expliquer sinon justifier leurs crimes. «Le président Habyarimana était Hutu. Presque tous les soldats rwandais aussi. Il se disait que les Tutsi avaient attaqué. En 1994, j’avais 34 ans et il ne m’était jamais arrivé de me battre avec quelqu’un. Pas même avec un Tutsi», dit l’un, ajoutant qu’il est «très étonnant de prendre une machette et de tuer une personne. Mais j’ai vu que les Hutu étaient fâchés par la mort du président, quelque chose n’allait pas entre les Hutu et les Tutsi».
«Cela a été et je l’ai fait»
Photo Monique Mas
Interrogés sur l’efficacité militaire des massacres de civils inoffensifs, femmes, vieillards, bébés, les «génocidaires» restent bouche bée. Le concept de génocide leur échappe. Les yeux se vitrent à l’idée d’un libre arbitre avant le passage à l’acte, à l’évocation de l’idée d’une conscience personnelle du Bien et du Mal. «L’homme qui tue une fois ne peut plus s’arrêter. Il se passe quelque chose dans sa tête. Moi je ne savait même plus quel jour on était, si c’était le matin ou le soir. Tout était dans le sombre», tente d’expliquer Benoît, le regard vacillant. A Karongi, dans la préfecture de Kibuye, ses élèves tutsi ont été massacrés. Straton, lui, avait été élu bourgmestre en mai 1993 à Karengera, au Sud-Est, au titre de l’opposition. Il appartenait au Parti social démocrate (PSD). Avec Israël, un ancien conseiller municipal, il raconte les divisions de l’opposition et l’apparition du Hutu power, la formule consacrée par le parti présidentiel pour élargir le cercle contre le FPR. L’idée était d’empêcher le renversement de la «Révolution sociale de 1959» conçue comme la prise du pouvoir par la communauté hutu.
Les anciens du PSD se rappellent comme d’un tournant le discours d’un dirigeant du principal parti d’opposition, le Mouvement démocratique républicain (MDR), Froduald Karemera (l’un des premiers condamnés à mort et exécuté par le FPR). Froduald Karemera était en rupture de ban avec la ligne unitaire du Premier ministre MDR désigné dans les accords d’Arusha, Faustin Twagiramungu. Un jour de meeting, fin 1993, il a battu le rappel des partisans du Power sans jamais prononcer le mot Hutu. Tous en ont retenu que l’union ferait la force des Hutu contre les Tutsi, en général. Un autre détenu explique comment bourgmestre et gendarmes ont laissé mettre à mort publiquement un Tutsi pour donner le «bon exemple» à ceux qui n’étaient pas au courant de la solution finale imaginée par le gouvernement intérimaire du 9 avril. «C’était le 13 ou le 14 avril», se souvient un prisonnier. «Le bourgmestre n’a pas dit que ce n’était pas acceptable. C’est comme ça que le massacre a commencé à faire des pillages», ajoute-t-il.
Cent jours de massacres sans relâche, c’est long. Mais «vous ne pouvez pas vous demander pourquoi vous décidez de tuer des amis. Normalement, devant quelqu’un d’affamé par exemple, on se sent touché. Mais là, on n’avait plus besoin de se regarder avec les Tutsi», poursuit Benoît qui parle de Tutsi «modérés» et qui s’exclame: «vous pourriez aussi me demander pourquoi, pendant que je tuais des Tutsi, je cachais d’autres Tutsi sous mon lit». Il n’a pas d’explication. Mais s’il est revenu du Zaïre pour se rendre, c’est parce qu’il avait «la nostalgie du pays» sans pour autant se sentir le cœur d’affronter le regard des autres sur sa colline natale, l’œil aussi qui habite ses cauchemars. «J’ai tué beaucoup de gens. Je voulais être puni et me reposer», glisse-t-il, ajoutant «je ne peux pas me donner une cause raisonnable pour expliquer un seul mort. Moi non plus je ne peux pas expliquer comment quelqu’un qui a été à l’école peut prendre une machette ou une massue et tuer un être humain comme lui. Mais cela a été et je l’ai fait».
Pendant le génocide, Mathieu l’infirmier a succédé comme bourgmestre à un prédécesseur assassiné parce que Tutsi. Accusé en col blanc, l’ancien directeur de la prison de Butare y séjourne à son tour. Certains prisonniers ont tué une partie de leur propre famille, exterminant des parentèles complètes de gendres ou de beaux-frères. «Si un Tutsi meurt, il y avait peut-être de l’argent ou une fortune chez lui. Mais il y avait une haine historique entre les Hutu et les Tutsi», explique un détenu en avouant, à 42 ans, «moi non plus je ne connais pas l’histoire des Hutu et des Tutsi. Mais en voyant des gendarmes avec leurs fusils nous appeler pour faire la chasse aux Tutsi, je me suis dit qu’il y avait peut-être un secret du gouvernement. Alors, j’ai décidé de le faire». Le message des autorités locales était clair: «tuez et prenez!».
A Butare, la pluie battante noie les yeux d’un jeune francophone jadis employé au contrôle de qualité des allumettes, à l’usine locale. Il s’appelle toujours Innocent. En 1994, il habitait chez un capitaine des Far. Quand ce dernier lui a demandé d’accompagner un milicien pour exécuter deux jeunes filles fréquentant leur maison commune, sa faible résistance a rapidement cédé. Les deux jeunes gens ont choisi le crépuscule «pour ne pas voir le visage des filles». Mais ils ont mal fait «le travail» ordonné par les «autorités intérimaires» en tournée à Butare après l’exécution de son préfet tutsi. Une survivante de quatorze ans s’est traînée jusqu’à la maison. En gage de bonne volonté, le capitaine a demandé à son hôte de l’achever. Ce faisant, Innocent a «vu les yeux de la fille et entendu ses supplications bredouillantes». Depuis, «elle est dans ma tête», chuchote-t-il. Les jours de visite, sa femme fait la longue marche depuis sa colline, la tête chargée de nourriture. Elle est tutsi. «Je n’en savais même rien. Elle était ma fiancée en 1994. Mais avant, je n’avais jamais parlé de ça avec elle», dit-il, «moi, je viens de Ruhengeri».
A les en croire, en dehors de la «commune renommée locale», les Rwandais ne savent guère distinguer un Hutu d’un Tutsi hors de leur propre colline. Ils se déclarent en général incapables de donner une définition claire de ces «distinctions scandaleuses», dit l’un, malgré les prétendues caractéristiques enseignées à l’école, pour ceux qui y sont allés. Outre les mariages intercommunautaires et les changements d’identifications intervenus au gré des intérêts du moment, les statures forgées dans la pauvreté rurale n’ont souvent rien à voir avec l’imagerie des «longs et des courts». Sortis de l’enclave rwandaise, les visages sont ceux de la sous-région. Un ancien des milices Interhahamwe rappelle qu’eux mêmes se sont souvent trompés. Ils ont donc poursuivi leurs basses œuvres en faisant le tri avec les pièces d’identités frappées des mentions Hutu, Tutsi et Twa. Il y avait aussi des listes de «riches tutsi que le bourgmestre donnaient parfois au micro» pour que gendarmes et miliciens sachent qui il fallait sortir du stade de Cyangugu rempli de réfugiés, pour le conduire à l’abattoir.
Photo Monique Mas
A Murambi, près de Gikongoro, à une vingtaine de kilomètres de la prison, un ancien établissement scolaire abrite un mausolée où gisent des victimes du génocide, allongées sur des tréteaux posés dans les salles de classe désaffectées. Les corps – plus de 50 000 – avaient été entassés si serrés dans les fosses communes qu’ils se sont momifiés. Passés à la chaux blanche pour une improbable conservation, les gisants de Murambi sont l’insoutenable reproche de l’humanité violée. Comme celui de leurs bourreaux, leur témoignage dépasse l’histoire sanglante du Rwanda et son instrument Hutu-Tutsi. Les mains implorantes de Murambi s’adressent autant aux indifférents, qu’aux ordonnateurs, aux exécutants ou à ceux qui les ont soutenus. En réponse, le déni de responsabilité alterne avec la demande de pardon. Mais il y a aussi de la honte à porter les yeux sur les suppliciés de Murambi. Les défunts semblent dire que leurs corps convulsés dans la souffrance ne doivent servir personne, pas même pour instruire les hommes.
«Au Rwanda, il y a trois races, Hutu, Tutsi et Twa», assure Jean-Baptiste, qui pense que «le gouvernement actuel a exterminé cette distinction». Etrange vocabulaire d’un homme obéissant qui avoue seulement avoir «tué une fille à coups de bâton», dans la région de Bisesero. «J’ai tapé dessus avec peur. Celui qui m’avait obligé à le faire l’a ensuite découpée à la machette», dit-il, poursuivant, «moi j’avais peur d’être tué par ce gaillard. Après je suis resté à la maison pour éviter de le faire». Il était donc quand même possible de ne pas tuer, «mais le gouvernement est plus fort que nous. Si nous n’obéissons pas, qui serons-nous». Toutefois, «être en prison pendant des années, c’est terrible, je ne peux pas recommencer», disent de nombreux détenus. La sanction leur a au moins appris qu’exterminer une communauté, «tuer tous les Tutsi, ce n’était pas possible. Dieu ne peux pas l’admettre».
Au Rwanda, les responsabilités individuelles semblent s’être dissoutes dans un système totalitaire qui remonte à loin. Veillant déjà sous la monarchie au respect absolu de son autorité sur la moindre colline, descendant sous Habyarimana jusqu’à des chefs de cellule tout dévoué, les régimes successifs ont en même temps quadrillé les esprits, imposant leur propre idée du Bien et du Mal, du diable et du bon dieu. Cela n’absout personne. Le Rwanda est un Etat-Nation anciennement ancré sur un territoire dont les habitants partagent les mêmes collines, la même langue, la même culture. Cette homogénéité aurait pu prendre valeur de force unitaire. Mais si le peuple rwandais en a fait un malheur, c’est peut-être parce qu’il a été trop longtemps interdit de parole, privé de la liberté d’exprimer ses aspirations ou ses mécontentements. Alors, nul doute qu’au Rwanda, le «plus jamais ça» exige plus que jamais la liberté de conscience, le droit d’être en désaccord sans tuer pour autant, celui de participer sans crainte aux choix de société qui gouverneront, sinon la réconciliation, du moins la vie commune des banyarwanda, les gens du Rwanda.
par Monique Mas
Article publié le 07/04/2004 Dernière mise à jour le 07/04/2004 à 15:20 TU