Côte d’Ivoire
Nationalité en suspens
(Photo : AFP)
Ministre de la Justice du gouvernement de réconciliation nationale chargé de mettre en œuvre le programme de Marcoussis, Henriette Diabaté est aussi secrétaire générale du Rassemblement des républicains (RDR) qui avait boycotté les législatives de décembre 2000 pour marquer sa réprobation à l’inéligibilité de son chef, Alassane Ouattara, à la présidentielle d’octobre 2000. Le RDR peut compter sur quatre députés élus sous l’étiquette «indépendants». Mais contrairement à sa présence gouvernementale, sa représentation est insignifiante au Parlement où deux poids lourds, le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo et le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI) d’Henri Konan Bédié pèsent respectivement 96 et 98 élus, l’Union pour la démocratie et pour la paix en Côte d'Ivoire (UDPCI) du défunt général Gueï, 13, le Parti ivoirien des travailleurs (PIT), 4, le Mouvement des forces de l’avenir (MFA) et l’Union démocratique et citoyenne (UDC), un chacun. Or, en matière de nationalité comme dans d’autres domaines législatifs, les majorités parlementaires ne coïncident pas avec les alliances politiques de la vitrine gouvernementale. Rangé dans un G7 aux côtés des anciens rebelles des Forces nouvelles et du RDR, le PDCI répète que l’éligibilité d’Alassane Ouattara ne vaut pas une guerre. Dans le camp adverse, le FPI mène le débat sur la nationalité comme une bataille électorale. Et le RDR n’est pas en mesure de «faire la loi» à l’Assemblée nationale, comme vient d’en prendre acte Henriette Diabaté.
Bons textes, mauvais usage
La semaine dernière, Henriette Diabaté est venue soumettre aux députés le projet de loi concocté par le gouvernement pour faciliter la régularisation des étrangers qui n’ont pas fait valoir leurs droits à la nationalité ouverts par le code actuel . Elle a jeté l’éponge le 19 juillet après l’adoption d’amendements présentés par les députés du FPI. Ceux-ci concernaient l’article 12 du projet gouvernemental qui reprenait le code de la nationalité en vigueur stipulant que «la femme étrangère qui épouse un Ivoirien acquiert la nationalité ivoirienne au moment de la célébration du mariage». Le texte gouvernemental entendait introduire le même effet automatique «pour l'homme étranger qui épouse une Ivoirienne», alors que le code de 1972 exigeait qu’il fasse une demande de naturalisation après une période de mariage. Les députés FPI ont imposé au contraire que «la femme de nationalité étrangère qui épouse un Ivoirien peut acquérir la nationalité ivoirienne. Elle doit à cet effet faire une déclaration valant demande de naturalisation deux ans après le mariage». En outre, précise le texte, «la déclaration comporte obligatoirement une renonciation à sa nationalité d'origine». Se déclarant indignée par cette «grave régression des droits et privilèges de la femme» et ajoutant que «la situation de l'homme étranger marié à une Ivoirienne est devenue plus rigide et ne prend plus en compte les prescriptions prévues dans l'accord de Marcoussis», la ministre de la Justice a décidé d’en référer au président Gbagbo, son mandant constitutionnel, dit-elle.
La polémique sur la nationalité des époux d’Ivoiriens en cache d’autres, abyssales. Le fond du débat n’est pas dans les textes de loi revus ou corrigés mais dans leur usage politicien. D’ailleurs, les partenaires de l’accord de Linas-Marcoussis (24 janvier 2003), représentants du parti au pouvoir, de l’opposition et de l’ancienne rébellion réunis en «Table ronde», avaient estimé que «la loi 61-415 du 14 décembre 1961 portant code de nationalité ivoirienne modifiée par la loi 72-852 du 21 décembre 1972, fondée sur la complémentarité entre le droit du sang et le droit du sol, et qui comporte des dispositions ouvertes en matière de naturalisation par un acte des pouvoirs publics, constitue un texte libéral et bien rédigé». En revanche, dit le texte de Marcoussis, «la table ronde considère que l’application de la loi soulève de nombreuses difficultés» et demande au gouvernement de réconciliation nationale divers aménagements concernant les procédure de naturalisation ou d’identification ainsi que par exemple la suppression des cartes de séjour «pour les étrangers originaires de la Cedeao», la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest. Au chapitre «nationalité, identité, conditions des étrangers», il demandait au gouvernement de déposer «à titre exceptionnel, dans le délai de six mois, un projet de loi de naturalisation visant à régler de façon simple et accessible des situations aujourd'hui bloquées». Le Parlement a commencé à en débattre le 13 juillet.
Sur le site http://www.laurentgbagbo.net crépitait mardi une citation attribuée à un héraut du régime, «en réalité, tous ceux que l’on confond facilement avec les Nordistes, c’est-à-dire les étrangers, ont le vrai pouvoir économique, ils pillent les richesses de notre pays. Ils envoient tous leurs revenus dans leurs pays d’origine. C’est pour mieux exercer leurs activités qu’ils veulent avoir les droits liés à la nationalité ivoirienne. La nationalité en elle-même ne les intéresse pas. Il suffit de regarder comment les étrangers jubilent chaque fois que la Côte d’ivoire perd un match de football pour se convaincre que ces gens-là ne se sentent pas du tout Ivoiriens». La querelle en loyauté revient en leitmotiv sur fond de bataille des chiffres, le FPI évaluant à près de trois millions les candidats à la naturalisation, sans préciser s’il s’agit là d’ayant-droits dûment recensés. Il n’en brandit pas moins le spectre d’un «bétail électoral» acquis à ses adversaires.
D’autres sources chiffrent autour de 800 000 les descendants des centaines de milliers de personnes installées en Côte d’Ivoire avant l’indépendance et qui n’ont pas fait valoir à temps leurs droits stipulés dans l’article 105 du code de la nationalité et selon lequel «les personnes ayant eu leur résidence habituelle en Côte d'Ivoire antérieurement au 7 août 1960 peuvent être naturalisées sans condition de stage si elles formulent leur demande dans le délai d'un an à compter de la mise en vigueur du présent code». L’article suivant précisait que «les personnes ayant établi leur domicile en Côte d'Ivoire antérieurement au 7 août 1960 qui n'acquièrent pas la nationalité ivoirienne, soit de plein droit, soit volontairement conservent cependant à titre personnel tous les droits acquis dont elles bénéficiaient avant cette date, à l'exception des droits d'électorat et d'éligibilité aux assemblées politiques.»
Boîte de pandore
Henriette Diabaté déplore que «des personnes nées sur le sol ivoirien ou y résidant depuis de longues années avant l'indépendance, ne peuvent plus accéder à la nationalité que par la seule procédure de naturalisation, longue et difficile». Le PDCI estime qu’il «faut sortir de cette crise». Il n’a cependant pas fait usage de son poids parlementaire pour contrer les amendements FPI sur les conjoints d’Ivoiriens. De son côté, l’UDPCI se déclare partisan de la «logique de l'hospitalité légendaire de la Côte d'Ivoire» mais demande que la naturalisation des étrangers soit «assortie de conditionnalités». Le FPI trouve pour sa part «aberrant et inouï qu'à un moment important de la vie de leur patrie, des Ivoiriens dignes ce nom puissent faire de la naturalisation des étrangers une préoccupation majeure».
Reste à trancher, sur des bases connues de tous entre vrais et faux Ivoiriens, à recenser et pourquoi pas à mesurer l’incidence réelle des éventuels nouveaux venus sur le corps électoral ivoirien. Reste aussi à définir et énoncer à haute voix un véritable projet de société reprenant ou rompant avec la tradition de terre d’immigration dans laquelle le régime Houphouët-Boigny a délibérément inscrit la Côte d’Ivoire, pour remplir les caisses de son parti unique et assurer sa pérennité, grâce à une main d’œuvre étrangère effectivement utilisée comme réservoir électoral. «Boîte de Pandore» : lorsqu’elle est manipulée par une classe politique en panne de projet de société, la question de la nationalité a en effet en Côte d’Ivoire des incidences toutes particulières sur l’éligibilité et sur le droit à la propriété dans le foncier rural, deux des casus belli invoqués par les rébellions armée en septembre 2002.
L’article 53 du code de la nationalité en vigueur prévoyait déjà que «perd la nationalité ivoirienne, l'Ivoirien qui, remplissant un emploi dans un service public d'un Etat étranger ou dans une armée étrangère, le conserve nonobstant l'injonction de le résigner qui lui aura été faite par le gouvernement ivoirien». Sous la rubrique «éligibilité à la présidence de la République» qui précise que le candidat «doit être exclusivement de nationalité ivoirienne né de père ou de mère ivoirien», le «ou» succédant au «et» de la Constitution du général Gueï qui avait écarté Ouattara de la joute présidentielle, la Table ronde de Linas-Marcoussis a également prévu un amendement de cet article 53 pour introduire «exerçant des fonctions électives ou gouvernementales dans un pays étranger». Ce motif de perte de la nationalité ivoirienne irrite la chef de file du RDR, Henriette Diabaté.
Le code de la nationalité prévoyait aussi un traitement de faveur pour les étrangers «exploitants agricoles». Il vient d’être amendé en sens inverse par les partis représentés dans l’hémicycle. Mais en la matière, l’opposition est plutôt entre citadins et ruraux, chômeurs et exploitants. En tout cas, la loi sur le domaine foncier rural avait été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en décembre 98 (et publiée au Journal officiel en janvier 99). Tous partis confondus (le RDR avait 14 sièges à l’époque) les députés avaient décidé de réserver aux seuls Ivoiriens le droit à la propriété de la terre. Depuis, des milliers d'exploitants et de travailleurs agricoles originaires du Sahel (Burkina en tête) ont été chassés, les législateurs consensuels de la veille tenant le lendemain des discours adverses en forme d’amalgames politiciens. Aujourd’hui, la bataille pour la terre se poursuit dans les campagnes ivoiriennes. Elle est sanglante. La partition engendrée par la tentative de putsch de septembre 2002 aussi. La guerre de la présidentielle de 2005 bat déjà son plein. Au total, la crise ivoirienne ne paraît soluble dans aucune loi, si bonne soit-elle, à défaut de volonté politique.
par Monique Mas
Article publié le 22/07/2004 Dernière mise à jour le 22/07/2004 à 10:46 TU