Afghanistan
Présidentielle : un vote «à l’afghane»
(Photo: AFP)
Le café Mohammad se trouve près du grand bazar de Kaboul, dans la rue des vendeurs d’étoffes. Mohammad, drapé dans un shawar kamiz, le vêtement traditionnel afghan, accueille ses clients avec un large sourire. «Alors, Ramiz, tu vas voter pour qui ?», demande-t-il, avant d’ajouter: «Et qu’est-ce que tu prends ?» Ramiz, vieil homme qui ne se rappelle pas avoir connu son pays en paix répond, du tac-au-tac: «Pour le président… Sers-moi un thé vert». Il s’attable juste au-dessous d’un grand portrait de Hamid Karzaï. Trois femmes en burqa entrent et s’installent derrière un rideau, au fond de la petite salle, à l’abris des regards des hommes. «Je ne leur demande pas pour qui elles voteront. Je ne comprends toujours pas pourquoi elles votent. Tout le monde sait ici qu’elles feront ce que leur dira leur mari. Quant à nous, nous voterons pour un homme du clan, rien d’autre», avance Mohammad avec fermeté. L’homme a combattu dans le sud du pays, d’abord les soviétiques, puis des factions rivales. Ramiz, lui, vient de la province turbulente de Paktika, à la frontière avec le Pakistan. Deux vieux Pachtounes en somme, qui voient en Karzaï, lui-même pachtoune, le seul président possible.
Deux échoppes plus loin, Latif propose à ses clients tadjiks des kebabs sous le regard bienveillant du commandant Massoud, devenue une véritable icône depuis son assassinat, le 9 septembre 2001. «Nous voterons tous pour Qanouni», clame-t-il à la face de ses clients attablés. Younous Qanouni, le plus sérieux rival du président Karzaï, fut porte-parole des forces de Massoud. Cet ancien ministre de l’Éducation est aussi tadjik. Les premières élections démocratiques de l’histoire afghane, qui se tiennent le 9 octobre, soulèvent un réel intérêt chez les Afghans. Plutôt impliqués et conscients de l’importance du scrutin pour l’avenir de leur pays, ils affirment qu’ils se rendront aux urnes. «Mais en l’absence de chiffres et de sondages ou simplement parce que l’Afghanistan n’a aucun passé démocratique, personne ne sait ce que représentent véritablement pour eux ces élections. Ce qui est sûr, c’est que le scrutin se déroulera "à l’afghane": hormis quelques intellectuels à Kaboul, chacun votera selon les consignes du responsable de tribu, du mollah ou du chef de village», explique un membre des Nations unies, qui souhaite conserver l’anonymat. «Chacun sait ici que ces élections sont organisées pour légitimer le pouvoir de Karzaï. Les Américains et la communauté internationale risquent gros dans ce scrutin», affirme-t-il encore.
Des moyens exceptionnelsCinq mille bureaux de vote sont implantés dans tout le pays, protégés par près de 70 000 soldats et policiers, dont presque 30 000 militaires étrangers. Face aux menaces des Taliban opposés au processus de paix, des moyens exceptionnels ont été mis en place. «A Kaboul, nous avons deux forces de réaction rapide, des hélicoptères de combat et des avions. Tous les centres de vote seront protégés par plusieurs cordons de sécurité. Il faudrait vraiment désormais une action spectaculaire pour stopper le processus électoral», dit le général français Jean-Louis Py, commandant de l’Isaf, la force internationale qui sécurise la capitale et les provinces du nord. Quant au reste du pays, l’armée afghane et la coalition commandée par les Américains sont en charge de la sécurité du vote.
La plupart des expatriés se sont retranchés dans la capitale, certains ont même quitté le pays, le temps du vote. Les fonctionnaires des Nations unies, étrangers les plus menacés en Afghanistan, vivent et travaillent reclus. «Ici, ils ne sont plus très nombreux. Le couvre-feu est à 17 heures et certains d’entre eux ne dorment pas plus d’une semaine au même endroit», explique Jean-Pierre Mantel, responsable d’Anso à Kandahar, une organisation chargée de la sécurité des ONG. Le personnel de l’ONU aura payé un lourd tribut aux élections, une douzaine a été tuée et plus de trente blessés durant la période d’enregistrement des électeurs, close mi-août dernier. Dans ce contexte, la plupart des 18 candidats en lice pour les présidentielles n’ont pas pu vraiment se déplacer et organiser de grands meetings politiques pour leur campagne.
Le candidat ouzbek Rachid Dostom aura réuni plus de dix mille personnes sur ses terres, quant à Hamid Karzaï, il a dû rebrousser chemin, après un tir de roquette contre son hélicoptère, au cours de son premier déplacement de campagne, mi-septembre au sud-est de Kaboul. «Convaincre les chefs de villages, c’est finalement tout l’enjeu de cette campagne. Une attitude politique beaucoup plus sûre que des rassemblements de masse et certainement plus payante. A ce jeu-là, Karzaï excelle», confie un proche de l’actuel président.
Alors, vote ethnique ou réelle liberté de choix ? Dans leurs petits cafés, Mohammad et Latif ne se posent pas la question. Ils sont ravis de pouvoir participer au scrutin. Quant aux menaces, ils affirment qu’ils en ont vu d’autres, après 23 ans de guerre. Ils voteront, «mais à l’afghane», comme le dit le premier, «en fonction des choix du clan et avec une dose de tradition. La démocratie à l’occidentale, nous n’en voulons pas».par Eric de La Varène
Article publié le 06/10/2004 Dernière mise à jour le 06/10/2004 à 09:51 TU