Kirghizistan
Les Kirghizes élisent leur nouveau président sans enthousiasme
(Photo: AFP)
L’heure n’est pas à l’euphorie au Kirghizstan. Pas même à Jalalabad, le fief du Sud de Kourmanbek Bakiev, grand favori du scrutin de dimanche. Les près de 45ºC qu’affiche le thermomètre ne sont pas l’unique cause de l’apathie qui paralyse les habitants de Jalalabad. Certes, il n’y a pas de quoi s’agiter. Des six candidats en lice, Bakiev est le seul à être connu et à avoir la carrure d’un chef d’Etat. La victoire est donc acquise au chef de file de la «Révolution des tulipes», du 24 mars dernier, au cours de laquelle le président Askar Akaïev a été renversé. Mais il semble aussi que la prétendue révolution a des airs de «on prend les mêmes et on recommence».
Disons que le pays veut croire qu’une révolution populaire a bien eu lieu en mars, que les conditions de vie vont s’améliorer et que la fumée va à nouveau sortir des cheminées d’usines. Comme sur les affiches de campagne de Bakiev. L’espoir fait vivre des habitants dont près de la moitié a des moyens subsistance inférieurs au seuil de pauvreté. Pourtant, personne n’est vraiment dupe. «C’est une révolution pré-mature», reconnaît Edil Baissalov, qui dirige l’incontournable Coalition pour la Démocratie et la Société Civile, une ONG financée par des fonds américains qui a pour but d’observer la campagne électorale et le scrutin afin d’en assurer un déroulement démocratique. «Je ne me fais pas d’illusions sur le nouveau pouvoir», assure le jeune homme qui veut pourtant croire que Bakiev va conduire sur le chemin de la démocratie cette ancienne république soviétique d’Asie centrale de 5 millions d’âmes.
Une révolte orchestréeC’est que la «Révolution des tulipes», tout en étant l’expression du ras-le-bol des Kirghiz, n’a été possible que par un coup de force de quelques puissants, du Sud notamment. Après des élections parlementaires fraudées, des troubles ont éclaté dans le Sud du pays. Savamment orchestrés par quelques députés et hommes d’affaires désireux de prendre les commandes de l’Etat. Le 24 mars, la Maison Blanche, siège du pouvoir central kirghiz, était prise d’assaut. Le président Akaïev et sa famille prenait la fuite. La «Révolution» était faîte. A la grande surprise de la plupart des habitants. Y compris de ceux qui souhaitaient suivre les exemples non-violents de la Géorgie, avec sa «Révolution des roses» de novembre 2003, et de la «Révolution orange» ukrainienne, fin 2004. «Cela s’est passé ainsi parce que des hommes du président armés de battes de base-ball ont provoqué la foule, laquelle a répliqué en prenant d’assaut la bâtiment présidentiel», estime Edil Baisalov. D’autres affirment que les «boxeurs» de Bayaman Erkinbaïev, entre autres, un jeune député du Sud à la réputation sulfureuse, étaient aux avant-postes pour forcer le cours des choses.Des coups de mains qui rendent Kourmanbek Bakiev «dépendant de personnes qui se fichent de la démocratie kirghize», estime un diplomate en poste à Bichkek. Les inquiétudes sont d’autant plus grandes quant à l’avenir démocratique du Kirghizstan, qui fut le bon élève de l’Asie centrale au début de la présidence d’Askar Akaïev, au début des années 1990, que le duo appelé à diriger le pays n’a «pas connu d’autre système qu’une dictature décadente [l’URSS] et une démocratie bancale et corrompue»”, renchérit le diplomate.
Allusion au parcours de Kourmanbek Bakiev, 56 ans, et de Félix Koulov, 57 ans, qui sera son Premier ministre. Ce dernier, natif de Bichkek, était en prison jusqu’au 24 mars dernier, lorsque les manifestants l’ont libéré de la geôle où il croupissait depuis 2000, époque où Askar Akaïev, l’a fait enfermer, le jugeant un opposant trop sérieux pour lui. Populaire, cet homme à poigne a fait toute sa carrière soviétique au sein du ministère de l’Intérieur kirghiz avant de se lancer dans la politique après l’indépendance. Quant au futur président, qui fut Premier ministre de fin 2000 à mai 2002, il a plutôt le profil d’un sage directeur d’usine d’Etat. Rien de charismatique chez cet homme de compromis que la population estime pour l’honnêteté qu’elle lui prête.
Bakiev-Koulov : le tandem du pouvoirLeur tandem en inquiète plus d’un au Kirghizstan. Ils ne s’entendent pas. Mais, surtout, ils sont porteurs de la défiance qui oppose le Nord du Kirghizstan, dont était originaire Askar Akaïev, au Sud. Leur accord, Bakiev sera Président tandis que Koulov sera son Premier ministre, est une façon de faire tenir ce pays foncièrement divisé entre un Nord semi-nomade, russophile, méprisant souvent le Sud du fait de ce qu’il considère comme une «arriération», à un Sud sédentaire, à moitié ouzbek, commerçant, plus éloigné du mode de vie occidental, russe.
Une opposition qu’il ne faut pas prendre comme une grille de lecture unique de la réalité kirghize mais qui est très importante dans un pays où le tribalisme a été cultivé pendant des années par le président déchu pour se maintenir. Kourmanbek Bakiev a dû composer avec autant de petits rois locaux. L’a-t-il fait par contrainte ? Difficile de croire qu’il serait étranger à cette réalité…
Ces dernières semaines ont été marquées par des violences manifestement dues a des rivalités entre appétits bien aiguisés. Le 10 juin, un député a été assassiné. Jyrgalbek Surabaldiev était un ancien allié d’Askar Akaïev. Il était entre autres le propriétaire des marchés de voitures d’occasion de Kudaibergen et d’Azamat, à Bichkek et aux environs. Quelques jours après le meurtre, sa fille déclarait que son «père s’est vu offrir un deal pour abandoner toutes ses entreprises à des gens assez haut placés».
Qu’il soit prisonnier des clans kirghiz ou qu’il en soit membre à part entière, Kourmanbek Bakiev aura bien de la peine à être l’homme qui enracinera la démocratie au Kirghizstan. Si déjà il maintenait une stabilité qui s’est montrée bien précaire ces derniers mois…
par Régis Genté
Article publié le 09/07/2005 Dernière mise à jour le 09/07/2005 à 15:21 TU