Côte d'Ivoire
Au croisement des justices française et ivoirienne
(Photo: ECPAD)
L’affaire de Bouaké est l’objet d’une double procédure, à Paris, où la partie déclassifiée des rapports de l’armée française met en accusation le président Gbagbo, et à Abidjan, où le procureur militaire, Ange Kessy Kouamé, se plaint au contraire de ne pas avoir pu investiguer comme il le souhaitait côté français, pour vérifier la thèse de «l’action délibérée» de l’armée de l’air ivoirienne. A Paris, la juge d’instruction auprès du tribunal aux armées de Paris (TAP), Brigitte Raynaud, avait demandé le 7 juillet dernier la déclassification des documents relatifs aux événements de Bouaké. Le 22 septembre dernier, la commission ad hoc du ministère français de la Défense a concédé une levée partielle du secret-défense.
Sur la base des documents déclassifiés auxquels il a eu accès, le quotidien français le Monde estime que «l’enquête française désigne le pouvoir ivoirien» comme le commanditaire d’une opération conduite (selon les «experts de la direction du renseignement militaire (DRM)» français) par les pilotes ivoiriens des deux Sukhoï-25 incriminés à Bouaké. La DRM en veut pour preuve l’avancement dont les deux militaires ivoiriens ont été gratifiés après ce «haut-fait d’armes».
Des mercenaires relâchés, des boîtes noires disparues
A l’époque des faits, la ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie tenait elle-aussi pour certain le caractère intentionnel du bombardement du camp français. Pour l’étayer, elle soulignait alors que les appareils ivoiriens étaient co-pilotés par des «mercenaires bélarusses», des experts, à l’abri d’une éventuelle erreur de tir, suggérait-elle. On apprend aujourd’hui des services français que parmi les pilotes ivoiriens aussi figurait un as du pilotage de bombardier, le lieutenant-colonel Patrice Oueï formé à Aix-en-Provence, dans le sud de la France.
Les rapports déliés du secret-défense qu’évoque le Monde émanent de hauts responsables de l’armée française. Leurs écrits de l’époque expriment des certitudes sans failles quant aux responsabilités du cercle présidentiel ivoirien, dans une «agression [qui] avait l’apparence d’une action gouvernementale» (selon le commissaire commandant Jean-Marie Deligne cité par le quotidien français). En revanche, la juge Raynaud ne pourra pas examiner les enregistrements de la trajectoire exacte des Sukhoï ivoiriens ou se faire une idée des communications échangées depuis leurs cockpits. Le chef d’état-major des armées françaises, le général Henri Bentegeat, lui a déjà fait savoir que les boîtes noires «n’ont jamais été récupérées par un militaire français», les appareils ivoiriens ayant été pilonnés après leur retour dans leur base ivoirienne.
De son côté, l’Agence France Presse (AFP), assure que certains des quatorze documents déclassifiés font état de l’arrestation par l’armée française, à Abidjan, le 7 novembre 2004, de quinze mercenaires blancs relâchés quatre jours plus tard, le temps de tirer le portrait de quatre Bélarusses, neuf Ukrainiens et deux Russes. Les photographies accompagnées de l’identité des «suspects» font partie d’un dossier déclassifié qui présente huit pages blanches, des commentaires ou peut-être même un compte-rendu d’interrogatoire resté secret-défense. Sur ce point, le général Poncet a répondu le 17 février dernier à la juge d’instruction Brigitte Raynaud que les «prisonniers» n’avaient pas été interrogés, «faute d’un cadre juridique».
L’un des avocats des familles des soldats français tués à Bouaké, Me Jean Balan, croit pour sa part en l’existence d’une volonté politique française de faire taire les mercenaires pour les empêcher de «désigner les donneurs d'ordres, qui ne peuvent venir que de la plus haute autorité ivoirienne et cela ne peut qu'embarrasser le gouvernement français». Sauf à imaginer une volonté diplomatique de rester dans le flou judiciaire, cette thèse tranche avec le discours sans appel sur la question des autorités françaises, civiles et militaires, le président Chirac et l’état-major français en tête. Ces accusations ont été bien sûr répétées devant la juge Raynaud, en particulier par le chef de corps du régiment d’infanterie et de char de marine (RICM) qui a perdu cinq hommes à Bouaké, le colonel Patrick Destremeau.
Menaces de plaintes sans suite
Le colonel Destremeau accuse le «premier cercle du pouvoir autour du président» Gbagbo. De son côté, le 6 novembre 2004, le Conseil de sécurité des Nations unies avait condamné «l’attaque commise contre les forces françaises à Bouaké», en violation du cessez-le-feu. A Abidjan, le régime Gbagbo avait alterné démentis et menaces de plainte pour l’anéantissement de son aviation militaire, une riposte «disproportionnée». La version du bombardement aérien de Bouaké est même régulièrement remise en cause à Abidjan. Côté français, le colonel Destremeau croit déchiffrer une volonté de «choquer les acteurs du processus politique» ivoirien par un acte de guerre provocateur contre les forces françaises déployées à Bouaké sous mandat onusien, une décision stratégique plutôt tordue quand les Sukhoï ivoiriens vaquaient à leur offensive, depuis deux jours, dans un silence français assourdissant.
Côté ivoirien, le procureur militaire, Ange Kessy Kouamé est chargé d’enquêter sur l’affaire de Bouaké. Au tribunal civil d’Abidjan, son homologue Raymond Tchimou a commencé à constituer des dossiers sur les victimes civiles imputées aux forces françaises. Celles de l’Hôtel-Ivoire, par exemple, où le colonel Destremeau avait donné l’ordre de tirer sur des manifestants ivoiriens, le 9 novembre 2004. Légitime défense pour les Français, représailles sanglantes pour les Ivoiriens, une juriste libanaise avait annoncé qu’elle engageait une plainte pour crimes de guerre devant la justice internationale. Le président Gbagbo avait désavoué son action.
Tandis que la «coopération» judiciaire franco-ivoirienne suit son cours incertain avec, notamment, l’entrevue Kouamé-Raynaud sur Bouaké et peut-être, plus tard, une action du procureur Tchimou sur les exactions imputées à l’armée française, la présidence ivoirienne se refuse ostensiblement à tirer sur l’ambulance Poncet. La suspension de l’ancien patron de l’opération Licorne est «une affaire purement française», commente sobrement un porte-parole qui insiste sur le désir du président Gbagbo «d’avoir de meilleures relations avec la France». Diplomatiques ou judiciaires, les relations en question s’avèrent en tout cas plus interactives que lisibles.
par Monique Mas
Article publié le 20/10/2005 Dernière mise à jour le 20/10/2005 à 16:56 TU