Rwanda
L’histoire secrète du lieutenant Ruzibiza
(Photo : Edition, Panama)
Le lieutenant Abdul Ruzibiza est un témoin de l’intérieur. Engagé dans trois procédures judiciaires contre les responsables de l’Armée patriotique rwandaise (APR) pour les crimes commis au Rwanda entre 1990 et 2001, l’officier a décidé de révéler le fonctionnement d’une armée rebelle qui a perdu de son romantisme en s’emparant du pouvoir. Depuis son exil de Norvège, l’auteur de «Rwanda, l’histoire secrète», publiée aux éditions Panama, dénonce les pouvoirs successifs au Rwanda et la «complicité» de la France avec les artisans du génocide de 1994. Il affirme avoir appartenu au Network, un réseau de renseignements monté au sein de l’APR, qu’il aurait rejoint début 1990. Aujourd’hui, il pointe particulièrement les crimes commis par ceux dont il a servi la cause et qui sont désormais au pouvoir.
Réfugié en Ouganda, Abdul Ruzibiza avait obtenu, en 2003, un visa de l’ambassade de France et s’était rendu à Paris pour une audition à la demande du juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, chargé d’une instruction sur l’attentat perpétré le 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana. L’événement avait servi de prétexte au génocide de près de 800 000 Tutsi et Hutu de l’opposition. Cadeau de la France au régime de Kigali, le Falcon 50 était piloté par des coopérants français, dont les familles avaient saisi le juge. Enterrée dans ses débuts, l’enquête n’a réellement démarré qu’en 2001. En mars 2004, suite aux révélations du Monde sur le dossier du juge français qui identifiait l’officier rwandais comme l’un des témoins clés, Abdul Ruzibiza s’était retrouvé au cœur d’une polémique, accusé d’être au service de la thèse française dans le contentieux plus large d’une complicité objective de la France avec le régime du génocide, et d’en retirer des gains personnels. Mais alors que le juge français n’a toujours pas transmis ses conclusions au parquet – il pourrait le faire fin 2005, début 2006 – l’officier rwandais s’interroge aujourd’hui «sur le caractère politique d’une affaire» qui assombrit des relations déjà tendues entre Paris et Kigali. Son livre est aussi un réquisitoire contre la politique conduite par la France au Rwanda entre 1990 et 1994.
Conquête du pouvoir à tout prix
L’attentat a fait l’objet de plusieurs hypothèses. Le lieutenant Ruzibiza en attribue la responsabilité au Front patriotique rwandais (FPR), aujourd’hui au pouvoir, et raconte le détail de préparatifs auxquels il aurait participé. Avec le départ des troupes françaises en 1993, écrit-il, le FPR estimait qu’il pouvait emporter la guerre et attendait le moment opportun pour abattre le président rwandais. Il rappelle qu’au titre d’accords de coopération militaire, la France avait armé et renforcé les Forces armées rwandaises (FAR), empêchant les rebelles de mener une campagne décisive. La mort du président hutu Juvénal Habyarimana s’était ensuivie du génocide contre les Tutsis. L’officier Ruzibiza a perdu tous les membres de sa famille dans la tragédie, mais considère que si le général Paul Kagame, aujourd’hui président, «n’avait pas été préoccupé uniquement par la conquête rapide et à tout prix du pouvoir, il aurait sauvé beaucoup de Tutsis tout en gardant sa capacité de gagner la guerre». Abdul Ruzibiza évoque aussi les massacres commis par l’APR pendant que se déroule le génocide des Tutsis. «Nous [les soldats de l’APR] n’accusons pas le président Paul Kagame de la mort des miliciens interahamwes qui ont été tués sur le champ de bataille en nous combattant, nous l’accusons de la mort de civils innocents qui ont été tués sous ses ordres et de façon planifiée.»
En 2002, Abdul Ruzibiza avait été interrogé à Kampala, par les enquêteurs du tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Mais la conduite des «enquêtes spéciales» avaient entraîné un bras de fer entre Kigali et la juridiction, basée en Tanzanie. A Arusha, le procureur, Hassan Bubacar Jallow, reste prudent et préfère ne pas se prononcer sur d’éventuelles mises en accusations. «J‘étudie le résultat des enquêtes menées par le parquet» et «j’attends qu’on m’apporte des éléments supplémentaires», dit-il. Dans son ouvrage, Abdul Ruzibiza raconte aussi «la guerre des infiltrés» menée entre 1997 et 2001. Au cours de cette période, les attaques des partisans de l’ancien régime hutu, toujours actifs dans leur exil de l’est du Zaïre, ont conduit à des expéditions punitives de l’APR. Ces dernières se sont soldées par le massacre de populations civiles. L’officier rwandais est aussi témoin dans une affaire ouverte en Espagne à l’encontre de 69 membres de l’Armée patriotique rwandaise pour leur implication dans le meurtre de coopérants espagnols et pour des crimes commis entre 1990 et 2002.
par Stéphanie Maupas
Article publié le 14/11/2005 Dernière mise à jour le 14/11/2005 à 11:29 TU