Liban
Crise gouvernementale après l’assassinat de Tuéni
(Photo: AFP)
De notre correspondant à Beyrouth
Les divergences inter-libanaises sont apparues au grand jour quelques heures après l’assassinat du député chrétien anti-syrien Gébrane Tuéni. Les ministres du tandem chiite Amal-Hezbollah ont «suspendu» leur participation au gouvernement après un vote en Conseil des ministres réclamant l’élargissement des compétences de la commission d’enquête internationale sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Le gouvernement libanais souhaite que les investigations de la commission soient étendues à «tous les crimes commis au Liban depuis l’attentat manqué contre l’actuel ministre des Télécommunications, Marwan Hamadé, le 1er octobre 2004». En dépit des vigoureuses protestations des ministres chiites, le cabinet a également demandé au Conseil de sécurité des Nations unies la formation d’«un tribunal à caractère international» pour juger l’affaire Hariri.
Après un débat houleux de quatre heures, les ministres chiites du gouvernement, qui compte 24 membres, ont donc annoncé la «suspension» de leur participation au cabinet et quitté la réunion. S’ils décident de se retirer complètement, le gouvernement dirigé par Fouad Siniora, un compagnon de route de Rafic Hariri, se verrait amputé de la représentation de l’une des trois principales communautés du Liban. Il pourrait alors difficilement rester en place dans un pays où toutes les institutions sont formées conformément à une répartition confessionnelle rigoureuse.
Le tribunal international et l’élargissement des compétences de la commission d’enquête sont des revendications défendues par l’alliance composée du Courant du Futur -dirigé par Saad Hariri, fils de l’ancien Premier ministre -, du chef druze Walid Joumblatt et du parti chrétien des Forces libanaises. Accusant la Syrie de tous les crimes commis au Liban depuis 13 mois, cette alliance veut aller jusqu’au bout dans son bras de fer avec le régime de Bachar el-Assad, avec l’aide de la communauté internationale. Le tandem Amal-Hezbollah, qui représente à lui seul 85% de la communauté chiite, allié au président de la République Emile Lahoud, affirme qu’une telle démarche équivaut à mettre le Liban sous mandat international. Ces deux points de vue diamétralement opposés ne pouvaient plus cohabiter dans un même gouvernement. Et si le cabinet tombe, le pays risque de plonger dans une crise politique et institutionnelle dont personne ne peut prévoir l’issue.
Tuéni surveillé de près
C’est l’assassinat de Gébrane Tuéni, dix heures plus tôt, qui a accéléré les événements. Ce journaliste de renom, PDG de l’un des plus importants quotidiens arabophones du Liban, An-Nahar, est mort dans l’explosion d’une charge piégée au passage de sa voiture. La bombe, estimée à 50 kg de TNT, était placée dans une voiture stationnée dans une petite ruelle de la zone industrielle de Mkallès, à l’est de Beyrouth. Tuéni, son chauffeur et son garde du corps sont morts sur le coup. La Range Rover blindée dans laquelle ils se trouvaient a été touchée de plein fouet par le souffle de l’explosion et projetée dans un ravin, cent mètres plus bas. Trente autres personnes ont été blessées.
Les auteurs de l’attentat avaient visiblement placé Tuéni sous une étroite surveillance pour savoir qu’il empruntait ce chemin tous les matins, presque à la même heure. Plus troublant encore, Tuéni venait de rentrer la veille au soir d’un séjour d’une semaine à Paris. Ce qui prouve que les assassins disposaient d’une logistique et de moyens importants.
Gébrane Tuéni se savait menacé. Son nom figurait sur une liste de personnes à abattre transmise aux services de sécurité libanais et occidentaux par la commission d’enquête internationale sur l’assassinat de Hariri. Il avait, malgré cela, décidé de rentrer à Beyrouth après deux mois passés en France. Le seizième attentat perpétré au Liban en treize mois lui a coûté la vie.
Les rues se sont vidées
Elu député de Beyrouth le 29 mai, sur la liste de Saad Hariri, Gébrane Tuéni était une des personnalités politiques libanaises les plus farouchement anti-syriennes. Walid Joumblatt et Marwan Hamadé, ainsi que la Maison Blanche, quoique moins directement, ont accusé la Syrie d’être responsable du meurtre. Damas s’est défendu en affirmant que cet attentat avait pour but de le faire accuser. La France, la Grande-Bretagne et l’Union européenne ont dénoncé ce «crime abject» qui vise à déstabiliser le Liban.
A Beyrouth, l’assassinat a suscité une vague de condamnation. Illustrant le climat de peur et d’incertitude qui règne dans le pays, les rues se sont vidées, les écoles et les universités ont fermé leurs portes et les commerces ont baissé les rideaux après l’attentat. Des centaines de jeunes, rassemblés devant les locaux d’An-Nahar, ont scandé des slogans hostiles à la Syrie et à Emile Lahoud. Mais au-delà des dénonciations unanimes, les Libanais ont affiché leurs divergences qui s’amplifient de jour en jour.
par Paul Khalifeh
Article publié le 13/12/2005 Dernière mise à jour le 13/12/2005 à 08:25 TU