Cuba
Les balseros, entre « pieds secs et pieds mouillés »
(Photo : José Goitia)
De notre correspondante à la Havane
« Vers minuit, nous avons accosté la pile du pont abandonné ; c’était au milieu d’un orage, à 80 mètres à peine on discernait une petite île, mais il était impossible d’y aller, nous n’avions plus de carburant, et le courant était trop fort ». Très calme, assis sur le trottoir devant la Section d’intérêts américains à La Havane, Lázaro raconte comment dans la nuit du 4 janvier, lui et quatorze autres Cubains se sont retrouvés à une dizaine de kilomètres des côtes américaines.
Pour Lázaro, c’était la quatrième tentative : « La première fois, j’avais 16 ans, j’étais un môme, la barque a pris l’eau rapidement, je suis rentré à la nage ; la deuxième fois, cinq ans plus tard, j’ai été intercepté par les Cubains ; la troisième fois, c’était l’été dernier, ce sont les Américains qui m’ont rattrapé et renvoyé ; et cette fois, nous avons touché le pont ».
Ils étaient partis la veille dans une barque (balsa) depuis Matanzas :« Il faut partir d’ici et arriver là-bas en pleine nuit, pour échapper aux gardes-côtes des deux côtés, en tablant sur une traversée de 20 heures environ » précise-t-il d’expérience.
« Avant d’en arriver là, il a fallu trois mois de préparation, dans le plus grand secret » explique ce jeune homme de 32 ans. « Je n’avais rien dit à ma femme, ni à mes trois enfants, ils ne savaient pas que je partais. La moindre imprudence peut tout faire échouer. Et puis c’est plus sûr pour ma famille de n’être pas au courant, s’ils sont interrogés par les autorités cubaines ».
Un GPS pour s’orienter
Après s’être mis d’accord sur les participants, les quinze ont patiemment préparé la barque, transformé un moteur de voiture, récupéré des bidons d’eau et des gilets de sauvetage pour les enfants : « Chacun avait son rôle, nous avions même déniché un GPS pour nous orienter ; en tout, ça nous a coûté l’équivalent de 4 500 dollars ». Une expédition minutieusement préparée, dont plusieurs des participants, à l’instar de Lázaro, avaient déjà l’expérience. Et, en abordant cette pile du pont, au milieu de la nuit, le petit groupe venu d’un même village de la côte nord cubaine pensait avoir touché au but. Mais quand les gardes-côtes américains les ont repêchés, quelques heures plus tard, ils les ont gardés pour vérification pendant cinq jours sur leurs croiseurs, au large des côtes américaines.
Puis la sanction est tombée : ce pont abandonné n’était pas considéré comme territoire américain. Ils devaient donc être renvoyés à Cuba, suivant les termes de l’accord migratoire signé entre Cuba et les Etats-Unis en 1994. Leur histoire aurait pu s’arrêter là, comme ce fut le cas pour plus de 2 700 Cubains interceptés en mer et renvoyés dans l’île au cours de l’année 2005, après avoir tenté la traversée.
Rebondissement inédit
Mais, un mois et demi plus tard, le juge fédéral de Miami, saisi par la communauté cubano-américaine de Floride, a cassé cette décision, estimant que le pont abandonné était bel et bien territoire américain, et que les quinze balseros avaient « été renvoyés illégalement à Cuba ». Un rebondissement inédit, qui a surpris les familles, retournées entre-temps dans leur village, à deux heures de La Havane.
Fin mars, quatorze d’entre eux ont donc reçu un visa humanitaire pour les Etats-Unis (Lázaro, le quinzième, n’a pas reçu le sésame migratoire, pour avoir menti aux gardes-côtes américains sur ses antécédents pénaux). Maintenant, pour ces hommes et ces femmes qui ont entre 2 et 48 ans, c’est une autre attente qui commence, celle de l’autorisation de sortie du territoire délivrée par les autorités de La Havane, à laquelle sont soumis tous les Cubains qui veulent quitter l’île, que ce soit pour quelques jours ou pour l’exil.
L’an dernier, 2 500 Cubains ont réussi à mettre le pied sur le territoire américain, recevant automatiquement le permis de résidence permanente (ce statut migratoire exceptionnel, qui ne concerne que les Cubains, date de 1965, et les associe à des réfugiés). C’est le chiffre le plus élevé depuis la crise des balseros, à l’été 1994, où en trois mois près de 35 000 balseros cubains avaient franchi le détroit de Floride, large d’à peine 150 kilomètres.
C’est à la suite de cette crise que la loi « pied sec, pied mouillé » avait été signée entre les deux gouvernements, en complément d’un quota de 20 000 visas que Washington s’engageait à délivrer chaque année, en toute légalité, aux candidats à l’émigration.par Sara Roumette
Article publié le 02/04/2006 Dernière mise à jour le 02/04/2006 à 11:43 TU