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Balkans

«Les questions nationales ne sont solubles que dans l’intégration européenne»

La fédération yougoslave vient de vivre le dernier épisode de son histoire, avec la séparation par référendum du Monténégro de la Serbie. Tous les regards se tournent à présent vers le Kosovo, province serbe sous administration internationale majoritairement peuplée d’Albanais. Les négociations pour le statut final du Kosovo ont démarré. Les Kosovars espèrent qu’il s’agit de la dernière étape qui doit les mener vers l’indépendance, tandis que Belgrade campe sur le principe de l’intangibilité de ses frontières. Pour Jean-Arnault Dérens, historien et journaliste, rédacteur en chef du Courrier des Balkans, il y a un risque important de reprise des conflits nationaux dans la région si la perspective d’une intégration rapide à l’Union européenne n’est pas envisagée. Jean-Arnault Dérens vient de publier Kosovo, année zéro, aux éditions Paris-Méditerranée.
Couverture de l'ouvrage <i>Kosovo, année zéro</i> (éditions Paris-Méditerranée). &#13;&#10;&#13;&#10;&#9;&#9;DR
Couverture de l'ouvrage Kosovo, année zéro (éditions Paris-Méditerranée).
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RFI : Vous remontez loin dans l'histoire des Balkans pour montrer que tous les occupants de ce territoire s'affrontent sur la base de visions historiques tronquées. Est-ce là l'origine de tous les maux du Kosovo ?

Jean-Arnault Dérens : Churchill disait que les Balkans produisent « plus d’histoire qu’ils ne peuvent en absorber ». Partout dans les Balkans, et notamment au Kosovo, tous les protagonistes des conflits ont recours aux arguments historiques pour fonder leurs prétentions exclusives sur un territoire. Dans le cas du Kosovo, deux grands types d’arguments s’opposent : les Serbes rappellent que cette terre était au cœur de leur État médiéval et soulignent l’importance des grands monastères orthodoxes, tandis que les Albanais affirment l’antériorité de leur présence en insistant sur le fait que les Slaves ne sont arrivés dans les Balkans qu’à partir du VIe siècle. Le Kosovo est idéologiquement survalorisé, il se trouve à la racine des projections et des mythes identitaires des deux peuples. Le combat historiographique est particulièrement violent, parce que les deux peuples entendent fonder des droits exclusifs sur le Kosovo. En réalité, le Kosovo a toujours été un carrefour, où tous les peuples présents dans la péninsule balkanique se sont croisés. Yves Lacoste disait que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre » ; on pourrait le paraphraser en disant que « l’histoire, ça sert d’abord à justifier les guerres ».Il faudrait sortir de cette logique d’une utilisation militante de l’histoire. Malheureusement, on ne se dirige pas dans cette direction : les manuels scolaires, aussi bien serbes qu’albanais, continuent de faire œuvre d’endoctriner les jeunes générations.

RFI : Pourquoi estimez-vous que les Européens de l'Ouest étaient très mal préparés à comprendre la complexité de la réalité du Kosovo ?

Jean-Arnault Dérens : Les Occidentaux ont abordé le conflit du Kosovo, en 1998-1999, avec un terrible sentiment de mauvaise conscience, après Srebrenica et tous les drames de la Bosnie-Herzégovine. Leur obsession était que Srebrenica ne se répète pas. Pourtant, la situation au Kosovo n’avait rien à voir avec celle de la Bosnie. Beaucoup d’Occidentaux croyaient, en 1999, qu’il n’y avait au Kosovo que des civils albanais et des forces de répression serbes… Pourtant, il y avait aussi des civils serbes, sans compter toutes les autres communautés, totalement oubliées, les Roms, les Boshniaques, les Turcs, etc. En regardant la situation du Kosovo à travers des lunettes bosniaques, beaucoup d’Occidentaux n’ont pas réussi à comprendre ce qui se passait réellement, car la situation au Kosovo n’avait rien à voir avec celle de la Bosnie-Herzégovine. Le thème de la « multiethnicité », qui est d’ailleurs très complexe, avait un sens en Bosnie, puisqu’il existait une volonté de vivre ensemble chez beaucoup de Boshniaques musulmans, de Serbes et de Croates de Bosnie, alors que cette volonté n’existait pas chez la plupart des Albanais et des Serbes du Kosovo.

RFI : Dans votre livre, vous éclairez le jeu d'ombres qui s'est joué au Kosovo depuis la fin des années 80. Vous montrez que les principaux acteurs (Albanais, Serbes, forces de l'Otan, mission des Nations unies) ont tous affiché officiellement des intentions qui étaient peu en rapport avec la réalité de leur action sur le terrain. Dans cet affrontement des tentatives de manipulation, qui s'est imposé ?

Jean-Arnault Dérens : Le Kosovo est la terre des doubles vérités. Les deux principales communautés interprètent la plupart des événements de manière totalement opposée. Des Serbes et des Albanais, également cultivés et bien informés, vont adhérer à des versions totalement inconciliables des mêmes faits. Et, en toute bonne foi, chacun essaie naturellement de convaincre les observateurs étrangers que sa version des faits est la bonne, la seule à être juste. Le dernier exemple que l’on puisse citer est celui du drame qui a servi de prétexte aux émeutes de mars 2004. Deux – ou trois – enfants albanais sont morts en se noyant dans la rivière, mais on ignore toujours les circonstances réelles du drame. Par contre, l’OSCE a expressément critiqué la presse albanaise qui avait immédiatement affirmé dans les heures qui ont suivi le drame que celui-ci aurait été provoqué par des jeunes Serbes d’un village voisin. Tous les Albanais croient à cette version, tandis que les Serbes sont convaincus qu’il s’agit d’un accident, ou bien que des Albanais auraient noyé leurs propres enfants. Personne ne sait pourtant ce qui s’est réellement passé.

À ce jeu des interprétations, les Albanais sont bien sûr, pour l’instant, les grands gagnants, puisqu’ils ont réussi à convaincre une large part de l’opinion mondiale de la justesse de leurs prétentions, tout en discréditant les arguments serbes. Il faut cependant rester prudent, car les retours de bâton sont toujours possibles. Dans le contexte des bombardements de l’OTAN, les thèses albanaises entraient en congruence avec la propagande de guerre de l’OTAN, qui cherchait à convaincre les opinions occidentales de la légitimité de la guerre. Alors que les médias n’avaient pas hésité à parler de nettoyage ethnique massif, voire de génocide, il a fallu du temps avant que ne soit admise l’idée qu’avait aussi eu lieu au Kosovo un second nettoyage ethnique, dirigé celui-ci, à partir de juin 1999, contre les Serbes et les autres communautés non-albanaises.

RFI : La création d'une « Grande Albanie », regroupant les populations albanaises du Kosovo, de Macédoine, du sud de la Serbie, du Monténégro et d'Albanie a parfois été présentée comme l'objectif ultime des nationalistes albanais. Ce projet est-il toujours à l’ordre du jour ?

Jean-Arnault Dérens : La « Grande Albanie » a des partisans, minoritaires mais actifs. L’éventuelle accession du Kosovo à l’indépendance ouvre de toute façon la question de la redéfinition des frontières à l’échelle de toute la région. Il existe aujourd’hui deux grandes questions nationales transfrontalières dans les Balkans : la question nationale serbe et la question nationale albanaise, parce que ces deux peuples vivent divisés dans plusieurs États. Il est pourtant parfaitement légitime d’imaginer qu’un jeune Serbe puisse aller étudier librement en Bosnie, en Serbie ou au Monténégro, et qu’un Albanais puisse circuler tout aussi librement entre le Kosovo, la Macédoine et l’Albanie. Or, ces questions nationales ne sont solubles que dans l’intégration européenne. L’alternative est simple : soit de nouvelles frontières, qui supposent de nouvelles violences, peut-être de nouvelles guerres, soit l’intégration européenne la plus rapide possible de toute la région, qui permettra justement de relativiser l’importance des frontières. Bien sûr, l’heure n’est guère, aujourd’hui, à de nouveaux élargissements : il faudrait pourtant que Bruxelles et tous les peuples européens comprennent l’enjeu politique que constituent les Balkans, et prennent leurs responsabilités. En rêvant un peu, qu’est-ce qui coûterait le moins cher ? Intégrer immédiatement et sans conditions les vingt millions d’habitants des « Balkans occidentaux », ou prendre le risque de nouvelles guerres, de nouvelles missions internationales, d’une descente sans fin des Balkans dans la spirale de la pauvreté, de la violence et de la criminalité ?

RFI : Le Kosovo est peuplé majoritairement d'Albanais qui sont majoritairement musulmans. Vous n'excluez pas la menace d'une certaine dérive vers l'islamisme radical. Quels sont les facteurs de risque ?

Jean-Arnault Dérens : Le Kosovo est la région la plus jeune d’Europe, avec 50% de la population qui a moins de 20 ans. Que vont faire ces jeunes, alors que le Kosovo ne produit aucune richesse, et ne vit que grâce aux transferts de fonds internationaux et de l’aide de la diaspora albanaise ? Si le Kosovo ne sort pas du marasme économique total dans lequel il est plongé et si des perspectives politiques satisfaisantes n’apparaissent pas, il est certain qu’un boulevard s’ouvrira aux courants islamistes qui pourront fournir aux jeunes Albanais une sorte « d’idéologie de substitution », après les déconvenues de l’ivresse nationaliste.

RFI : Pourquoi jugez-vous que l'ONU a échoué dans sa mission au Kosovo ?

Jean-Arnault Dérens : Le bilan est accablant dans tous les domaines, de l’économie à la protection des minorités, qui vivent toujours dans des enclaves, sans aucune liberté de circulation. Où est donc ce Kosovo « multiethnique » que la MINUK devait reconstruire ? Il n’y a pratiquement aucun retour des personnes chassées du Kosovo depuis 1999 et, bien au contraire, l’organisation des Nations unies pour les réfugiés prépare des plans pour l’accueil de 25 à 70 000 Serbes qui fuiraient le Kosovo en cas d’indépendance… Sept après l’instauration du protectorat, il n’y a toujours ni protection des minorités, ni respect de l’État de droit au Kosovo. La MINUK a échoué dans sa lutte contre le crime organisé, tandis qu’elle est elle-même rongée par la corruption…

RFI : A l'heure des négociations sur l'avenir du Kosovo, vous prônez la mise en place d'une forte décentralisation et un effacement progressif des frontières dans le cadre de l'Union européenne. Pourquoi ?

Jean-Arnault Dérens : La création d’un Kosovo indépendant mono-ethnique, uniquement albanais, fondé sur la base du nettoyage ethnique serait un très mauvais signal pour toute la région, par exemple pour la Bosnie-Herzégovine. Par contre, il faut comprendre que la multiethnicité n’a rien de « naturel ». Après les traumatismes subis par chaque communauté, pourquoi donc est-ce que les Serbes et les Albanais auraient envie de vivre ensemble ? Par contre, au lieu de répéter un discours creux, niais et hypocrite sur les bienfaits de la multiethnicité, au lieu d’avoir une réflexion stratégique sur la région qui ne dépasse pas le niveau intellectuel d’une publicité Benetton, la « communauté internationale » aurait dû imposer une logique de conditionnalité. Les Albanais veulent l’indépendance ? Soit, mais la condition pour s’orienter dans ce sens, c’est de garantir le retour et le droit à l’existence des Serbes et des Roms au Kosovo. Pour cela, il n’y a plus qu’une seule option possible : une décentralisation très poussée, impliquant la création de communes autonomes serbes. Cette solution n’est peut-être pas idéale, mais c’est la seule qui puisse permettre aux Serbes de rester au Kosovo. Au risque de paraître cynique, je crois que la pluralité sociale, la coexistence de plusieurs peuples, langues ou confessions, n’a rien de « naturel », mais qu’elle devient tout à fait acceptable quand les intéressés comprennent qu’il s’agit de la clé permettant des progrès politiques, économiques ou sociaux, comme par exemple le processus d’intégration européenne.



par Propos recueillis par Philippe  Couve

Article publié le 17/06/2006Dernière mise à jour le 17/06/2006 à TU