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vendredi 12 septembre 2008

Turquie : un journaliste est mort


L’assassinat, le 19 janvier 2007, du journaliste turc arménien Hrant Dink, a suscité une immense émotion en Turquie. Dans les heures qui ont suivi, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées à Istanbul pour lui rendre hommage. Des milliers de personnes encore se retrouvaient en janvier 2008 pour le premier anniversaire de sa mort. Le meurtre de Hrant Dink intervient alors que la Turquie voit remises en cause ses fondations historiques, sous la double poussée de l'islamisme et d'un nationalisme défensif. 

Boulevard Halaskargazi, quartier de Şişli district à Istanbul. Plus de 100 000 personnes défilent en signe de protestation contre l'assassinat de Hrant Dink. (CC)

L’assassinat d’un juste

L’exécution de Hrant Dink par un jeune ultra nationaliste signifiait beaucoup plus que la seule mort d’un journaliste, fût-il arménien, dans ce pays où, en quinze ans, 18  journalistes avaient déjà été assassinés. Militant des droits de l’homme, militant de la démocratie, Hrant Dink était un symbole, aux yeux de cette société civile progressiste et libérale qui, en Turquie, refuse d’être prise au piège des vieux antagonismes communautaires et politiques.

Le journal dirigé par Hrant Dink, l’hebdomadaire Agos, a certes été créé en 1996 pour s’adresser à la communauté arménienne de Turquie. Mais il était bien davantage qu’une publication communautaire de plus, dans ce pays justement multicommunautaire. D’abord il était publié dans les deux langues, arménien et turc ; il accueillait des chroniqueurs non arméniens, et avait fait de la promotion de la démocratie son crédo. Ce qui lui a conféré une place tout à fait à part, comme l’indique Aydin Egin, qui fut le bras droit de Dink dans le journal.

«La route pavée d’animosité ne mène qu’à un marais de sang»

         Aydin Egin, journaliste à Agos

«C’est Hrant qui a fondé Agos, et tout ce qu’il avait dans la tête se retrouvait dans son journal. Il faut ici souligner combien Hrant était un homme à part, et un esprit hors pair pas seulement parmi les intellectuels arméniens, mais entre tous les intellectuels turcs et kurdes. Il avait une très grande capacité d’analyse, et, plus important encore, il était – avec moi-même – un des 12 initiateurs de l’Initiative pour la Paix ; et il avait conceptualisé la notion de paix avec une profondeur dont peu d’intellectuels sont capables ; c’était selon moi sa principale force.

Par exemple, sur le site de l’Initiative pour la Paix, nos objectifs étaient ainsi affichés : ‘‘Nous sommes ceux qui refusons de céder à la force de la terreur comme à la terreur de la force’’ ; ce slogan appartient à Hrant, qui nous avait simplement dit qu’il fallait que ce soit présenté ainsi parce que cela lui était venu comme ça, et on a tous applaudi : "oui, oui, c’est comme ça que ce doit être dit", et on a immédiatement approuvé.

J’explique cela parce que, pour la première fois depuis 1915 sans doute, alors que le fanatisme et le nationalisme aveugle – et je dis cela pour les deux parties au problème, les Turcs comme les Arméniens – entraînait inexorablement la question arménienne vers une absence de solution, comme un nœud gordien, Hrant a exprimé une voix tout à fait différente. Et son propos était tout simplement inattaquable. Le journal Agos est devenu le porte-voix de ce propos, que l’on peut résumer ainsi : "la route pavée d’animosité ne mène qu’à un marais de sang".

Cette idée a été pour les Arméniens un véritable choc, une rupture complète avec les réflexes antérieurs. Pour la première fois, ceux qui ressassaient ce qu’ils avaient appris de leurs grand-pères, de leurs grand-mères, à savoir le refrain ‘‘les Turcs sont nos ennemis, ils nous ont égorgés, ils nous ont fait disparaître, jamais tu n’oublieras 1915 pas plus que tu ne le pardonneras’’, se sont retrouvés confrontés à quelqu’un – qui n’avait certainement pas oublié 1915 mais en faisait ce qui est sans doute la vraie analyse – qui leur enseignait que le chemin pavé d’animosité ne mène nulle part.

Le Patriarcat a été surpris, la diaspora l’a qualifié de traître. Et c’est là qu’on voit la force de caractère et l’obstination de l’intellectuel sûr de son choix : il n’a jamais reculé. Et du côté turc, ce fut le même choc : pour la première fois, un Arménien ne parlait pas d’animosité, mais d’amitié, de paix, de la possibilité de pardonner – mais sans oublier de faire les comptes du passé. Il disait : asseyons-nous à table et vidons notre sac de toutes les erreurs, les responsabilités, les fautes. Cette attitude fut, pour les ultranationalistes, une véritable claque».



Un combat pour la démocratie

Le combat de Hrant Dink était, avant tout, un combat pour la démocratie.

C’est en ce sens qu’il dérangeait au sein d’une société politique turque, où le nationalisme a une longue tradition autoritaire.

En octobre 2005, lors d'un entretien avec Jérôme Bastion, correspondant de RFI à Istanbul,  Hrant Dink rappelait son combat pour la démocratie dans le contexte de l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (adhésion à laquelle il était vigoureusement favorable).

Son message alors était clair, y compris à l’attention de ceux qui pensent possible de changer la société turque par la pression extérieure :

«La Turquie est actuellement en pleine dynamique de démocratisation, c’est pourquoi on voit aujourd’hui les adversaires et les partisans de cette démocratisation se confronter, s’affronter directement, cette situation est dans la logique des choses. Je pense personnellement que ce processus de démocratisation est arrivé à un niveau de maturation que l’on peut qualifier de point non-retour, et il ne faudrait surtout pas que l’on revienne en arrière. Mon procès par exemple est d’une certaine manière comique, tout comme l’est celui contre Orhan Pamuk, tout comme l’est celui contre Baskin Oran; ils n’ont pas lieu d’être. Je ne peux pas m’empêcher de penser que, à partir du moment où on ouvre ce genre de poursuites, on ne cherche pas à aller jusqu’au bout; c’est en tous cas un fait établi: de la prison est requise, je ne crois pas à cette issue et le verdict peut être différent, mais s’il était confirmé, cela ne m’étonnerait pas plus que ça

«Tous les tabous de la société turque pourront être apurés dans un contexte de démocratie renforcée; la démocratisation du pays est une partie intégrante du processus d’adhésion à l’Union Européenne. Mais la question arménienne n’est pas en elle-même un aspect de la démocratisation. D’abord, moi, Hrant Dink – je suis parfois un peu romantique (utopique), je dois le confesser – je suis contre l’utilisation politique de la question du génocide arménien; c’est quelque chose qui m’agace beaucoup. Secundo, en même temps, j’aimerais que le peuple turc voie et apprenne par lui-même certaines réalités, certaines réalités historiques, c’est un désir très fort de ma part. Mais cela ne doit se faire ni par des pressions extérieures, ni par des pressions internes. A l’extérieur, on veut pousser à la reconnaissance, et à l’intérieur l’État aussi fait pression, cherche à façonner les esprits dans l’autre sens; les deux attitudes sont erronées

Le point sur ...

 

   avec Jérôme Bastion, correspondant RFI à Istanbul



Dans les strates de l’«État profond»

Qui pouvait vouloir la mort de Hrant Dink ? Sans doute beaucoup trop de personnes, beaucoup trop d’intérêts. Car son rôle ne se rattachait pas à la seule question de la place de la communauté arménienne, et du combat de mémoire qui l’oppose à la société turque. Ceci, même si Hrant Dink s’était exprimé sur le génocide arménien : il avait été condamné en 2005 à 6 mois de prison avec sursis pour une série d’articles sur la question. Et surtout il appelait ses frères à se libérer «de leur haine envers le Turc». Hrant Dink était donc dans la ligne de mire des ultra-nationalistes. Mais d’autres aussi.

Rétrospectivement, on comprend aussi que cette disparition début 2007, alors que la Turquie allait entrer quelques mois plus tard dans une profonde crise institutionnelle, était prémonitoire ; si elle ne faisait pas partie d’un plan préconçu. C’est ce que pensent plusieurs observateurs, considérant qu’entre le gouvernement islamo-libéral et une opposition nationaliste aux puissants relais dans l’armée, l’administration ou la justice, la guerre est ouverte.

Ahmet Insel, économiste, politologue, éditeur... et ami de Hrant Dink.(DR)

Ahmet Insel, économiste, politologue, éditeur... et ami de Hrant Dink.
(DR)

La mort de Hrant Dink, dans ce contexte turc si complexe, peut donc aussi être vue comme le contrecoup, direct ou indirect, des profonds mouvements de déstabilisation visant aujourd’hui les institutions. Il y a, selon la formule consacrée, un État profond en Turquie, et c’est dans ses strates qu’il faut sans doute examiner ce qui se passe.


Ahmet Insel, éditeur, économiste, politologue et professeur à l'Université Galatasaray

«Cet "État profond" n'est pas simplement constitué de l'armée et la police, c'est aussi des réseaux dans la société civile»

écouter 2 min 6 sec

18/08/2008 par Jérôme Bastion

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