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Côte d''Ivoire

Les mystères du charnier de Yopougon

Dans un rapport commun, la Fédération internationale des ligues des droits et de l'homme (FIDH) et Reporters sans frontières s'interrogent sur les lenteurs de l'enquête sur le charnier découvert le 27 octobre 2000 dans un quartier populaire d'Abidjan. Mais ils confirment la responsabilité de membres de la gendarmerie dans une affaire macabre, qui comporte néanmoins beaucoup de zones d'ombre.
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Que s'est-il réellement passé jeudi 26 octobre 2000 à Abobo? Ce jour-là, le chaos règne dans ce vaste quartier populaire de la capitale économique ivoirienne. Depuis la veille, des affrontements opposent des militants du RDR (Rassemblement des républicains) d'Alassane Ouattara à des partisans du FPI (Front populaire ivoirien). Les supporters de l'ancien premier ministre ivoirien, pour certains munis d'armes blanches ou de fusils, entendent protester contre le résultat de l'élection présidentielle qui a finalement porté au pouvoir Laurent Gbagbo, au terme d'une insurrection populaire et du ralliement de l'armée ivoirienne.

Les gendarmes envoyés sur place, qui seront accusés plus tard d'avoir pris parti pour le camp du Front populaire ivoirien, font face à une situation d'insurrection, selon des témoignages recueillis par la FIDH et RSF au cours d'une mission à Abidjan du 13 au 19 décembre dernier. Dans ce contexte, décrit par l'actuel commandant du camp commando d'Abobo, Be Kpan, comme une véritable «guérilla», l'un de ses jeunes lieutenants, Emmanuel Nyobo N'guessan est tué en début d'après-midi. «Il avait reçu deux balles dans le bassin. Il avait un £il crevé et un coup de machette ou de gourdin l'avait blessé à la tête», précise l'officier. Vers quinze heures, ce dernier ramène le corps du jeune homme à la caserne, avant de le transporter à l'infirmerie du camp d'Agban, dans le quartier d'Adjamé, plus proche du centre. Les responsables présumés de sa mort : deux jeunes hommes actuellement détenus à la Maison d'arrêt et de correction d'Abidjan (MACA), selon la version gendarmerie, largement retenue ; une balle perdue, tirée par un de ses collègues, jure de son côté un témoin cité par le Patriote, quotidien proche d'Alassane Ouattara.

La responsabilité des gendarmes est confirmée

La responsabilité de la gendarmerie dans le massacre qui aura lieu quelques heures plus tard est établie, selon le rapport. «Le procureur de la République de Yopougon n'a aucun doute sur sa responsabilité», affirme Robert Ménard, secrétaire général de RSF, qui participait à la mission. Pour le reste, bien des questions restent sans réponse, notamment quant à l'identité exacte des auteurs, de même que celle de la majorité des victimes dont à peine onze avaient été identifiées à la date du 18 décembre dernier. Autre inconnue : l'enchaînement des événements qui ont mené à l'entassement de cinquante-sept corps à l'orée de la forêt de Banco, non loin de la MACA de Yopougon. Les victimes ont-elles été tuées pour la plupart dans la caserne d'Abobo, comme l'affirment deux personnes présentées comme des rescapés du massacres? S'agissait-il de venger la mort du jeune lieutenant, d'un massacre planifié en haut lieu, comme on l'affirme au RDR, ou, au contraire, d'une manipulation du parti d'Alassane Ouattara? La FIDH et RSF privilégient la première thèse, même s'ils reconnaissent que des «éléments troublants» ne permettent pas d'écarter entièrement la troisième version.

A l'exception du procureur de Yopougon, les deux magistrats chargés de l'enquête se réfugient derrière le secret d'une instruction, dont la FIDH et RSF soulignent les «lenteurs et les lacunes». «Même s'il est légitime que les nouvelles autorités ivoiriennes ne veuillent pas interférer dans le cour de la justice, elles devraient s'inquiéter du retard que prennent les investigations en cours». Le rapport s'inquiète également du fait que le commandant Be Kpan, l'une des principales personnes mises en cause, n'ait «toujours pas été entendu par un juge d'instruction, plus de cinquante jours après les faits». Les deux organisations s'étonnent pas ailleurs qu'aucune expertise balistique n'ait été réalisée.

Du côté du pouvoir, dont la mission a pu rencontrer plusieurs membres, à commencer par le président Gbagbo, on se contente d'affirmer que la justice suit son cours, même si le chef de l'Etat en personne reconnaît des lenteurs. Seul le ministre de la Défense, Moïse Lida Kouassi, qui s'était rendu personnellement sur les lieux du charnier le 28 octobre, a apparemment souhaité se livrer davantage. «Je ne suis pas sûr que les gendarmes veuillent mener l'enquête jusqu'au bout», leur a-t-il notamment confié.

Fort des éléments qu'ils ont pu recueillir, la FIDH et RSF considèrent que «l'élucidation de ce qui s'est exactement passé ce jour-là est l'une des conditions de l'apaisement des esprits» en Côte d'Ivoire et demandent que tous les moyens nécessaires soient accordés à la justice pour qu'elle agisse en toute indépendante.

Les deux organisations s'étonnent d'autre part que les deux rescapés, qui sont toujours sous la protection du RDR, n'aient pas encore déposé devant les magistrats instructeurs et que les familles des victimes n'aient pas porté plainte. Des éléments qui renforcent certaines franges du FPI dans leurs certitude d'une manipulation RDR. «Pour justifier le fait qu'ils n'aient toujours pas porté plainte, souligne le rapport, les parents des victimes ont expliqué à la délégation qu'ils avaient peur et que les organisations de défense des droits de l'homme ivoiriennes, comme les avocats du RDR, leur avaient conseillé de se regrouper en un collectif avant d'entamer la moindre démarche officielle.» La FIDH et RSF se garde bien de trancher. Mais les résultat de leur enquête soulignent à quel point cette affaire ultrasensible comporte encore bien des zones d'ombres.




par Christophe  Champin

Article publié le 22/12/2000