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Sida

La conférence de l'ONU dérape

Une coalition de pays musulmans a tenté d'exclure des débats la représentante d'une association de défense des homosexuels, la seule parmi 700 membres d'organisations non gouvernementales. Les représentants de 180 pays se réunissent à New York pour dresser un plan de bataille mondial contre le sida. Mais les débats tournent à l'affrontement des cultures.
De notre correspondant à New York (Nations Unies)

Florient Hübner secoue la tête, il n'en croit pas ses yeux. Comme des centaines de représentants d'organisations non gouvernementales réunis à New York, il assiste impuissant et désoeuvré à une bataille de procédure au sein de l'assemblée générale de l'ONU, réunie pour la première fois de son histoire en session spéciale sur le sida. «On parle très peu de la maladie, et beaucoup de politique, explique le président du groupe Sida Genève. C'est inqualifiable. On vient de perdre deux heures et demi en batailles procédurières, alors qu'une personne meurt du sida toutes les onze secondes.»

Une coalition de pays emmenés par l'Egypte et la Malaisie a tenté d'exclure des débats Karyn Kaplan, de l'International gay and lesbian human rights commission. Elle est la seule représentante de la communauté homosexuelle parmi 700 délégués. Le Soudan, la Syrie, le Pakistan, la Libye, l'Arabie Saoudite et le Maroc se sont joints à cette croisade déguisée, qui a pris la forme d'une bataille de procédure. A tel point que le président de l'assemblée générale, le finlandais Harri Holkeri, a bien failli perdre son calme.

Plusieurs ambassadeurs africains, après avoir appelé à la solidarité internationale, ont volé à son secours et tenté de ramener leurs collègues à la raison. L'ambassadeur sud africain, Dumisani Kumalo, a même rappelé : «Ceci est une conférence consacrée aux gens qui meurent du sida. Les gens qui en meurent sont des blancs, des noirs, des homosexuels, des hétérosexuels, tout le monde !» Finalement, le Canada, la Norvège et la Suède ont présenté un amendement, voté par 62 pays contre zéro et 30 abstentions (les pays musulmans ont boycotté) qui autorisait Karyn Kaplan à revenir à la table des négociations.

Guerre des mots

L'incident n'a rien d'anecdotique. La communauté internationale se déchire sur des mots lourds de sens dans certaines cultures. Demain soir, l'assemblée générale doit adopter un texte qui fait l'objet d'intenses négociations depuis des jours. Les expressions qui fâchent concernent notamment l'homosexualité, la toxicomanie ou la prostitution. Les pays musulmans, soutenus par le Vatican, ne veulent pas en entendre parler pour, disent-ils, ne pas légitimer ces pratiques taboues dans leurs pays. Les Etats en viennent à se livrer à un curieux marchandage : on accepte d'écrire «le droit des femmes à disposer librement de leur sexualité» si vous retirez «des hommes ayant des relations avec des hommes...»

Pour le docteur Réjean Thomas, président de Médecins du Monde-Canada, il ne faut pas s'abriter derrière les différences de culture : «A Médecins du Monde, nous sommes toujours extrêmement respectueux des traditions et des sensibilités des pays dans lesquels nous intervenons. Mais il faut appeler un chat un chat. Il y a des homosexuels même dans les pays islamiques. Ne pas les désigner, c'est les obliger à ce cacher, ce qui augmente les risques. En tant que médecins, nous avons une obligation de réaction.» Beaucoup de responsables de la société civile soulignent qu'il ne s'agit d'une simple bataille de mots. Le moment venu, il faudra répartir les budgets, les soins, les campagnes de sensibilisation. Les groupes qui ne seront pas désignés risquent fort d'en être exclus.

«On ne peut pas faire face au sida avec des jugements moraux, et encore moins en stigmatisant ceux qui sont infectés», a expliqué Kofi Annan en ouvrant la session. Selon le secrétaire général, «il faut en parler clairement et ouvertement», l'urgence prime : «Le sida s'est propagé dans tous les recoins de la planète», a-t-il rappelé. «22 millions de personnes en sont mortes. 13 millions d'enfants sont orphelins. (...) 36 millions de personnes vivent avec le virus (...) Chaque jour, 15 000 personnes de plus sont infectées.» Mais Kofi Annan ne perd pas espoir. Selon lui, «le monde a commencé à se réveiller». Il espère désormais que cette prise de conscience se traduira en chiffres, et viendra alimenter le fond spécial de lutte contre le sida, avec dix milliards de dollars pour objectif.



par Philippe  Bolopion

Article publié le 26/06/2001