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Tunisie

«La société tunisienne n'a plus peur»

Le juge tunisien Mokhtar Yahyaoui a créé la surprise en envoyant, le 6 juillet, une lettre ouverte au président Ben Ali dans laquelle il met en cause le fonctionnement de la justice dans son pays. «Harcèlement» et «intimidations», «suspicion» et «délation» paralysent des juges qui se trouvent «en état de siège». Le président de la 10e chambre civile du Tribunal de première instance de Tunis dénonce le système qui empêche les magistrats d'exercer leur profession en toute liberté et «l'absence totale d'indépendance du pouvoir judiciaire». Mokhtar Yahyaoui va même jusqu'à affirmer que les juges sont contraints «de prononcer des jugements dictés et imperméables à tout appel, ne reflétant en rien la loi».
Rien ne prédisposait pourtant ce magistrat à prendre une initiative d'une telle nature. Il n'avait manifesté jusqu'à présent aucun engagement politique ou associatif. S'il a renoncé à son devoir de réserve, c'est parce qu'il éprouve un sentiment de «honte». C'est pour cette raison qu'il appelle le président Ben Ali «à prendre les mesures nécessaires pour libérer les juges de la tutelle».
Le pouvoir tunisien a immédiatement réagi après la publication de cette lettre. D'une part, en essayant d'expliquer l'acte du magistrat comme une réaction consécutive à la déception éprouvée à la suite d'un procès perdu. D'autre part, en convoquant Mokhtar Yahayoui au ministère de la Justice.
Driss El Yazami, secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l'homme, salue ce geste «courageux» et annonce que la FIDH va employer tous les moyens pour apporter son soutien au magistrat tunisien.
RFI : Qu'est-ce qui a poussé Mokhtar Yahyaoui à envoyer cette lettre ouverte au président Ben Ali?

Driss El Yazami :
On pouvait avoir au niveau de certaines rencontres un peu discrètes des sentiments similaires à ceux exprimés par Monsieur Yahyaoui, un sentiment de révolte face aux multiples pressions dont la justice est l'objet en Tunisie. Des pressions sur le plan politique dans des procès visant des défenseurs des droits de l'homme, des pressions venant de certains milieux d'affaires proches du Palais présidentiel et qui gênent même les entrepreneurs qui veulent faire leur travail. On pouvait avoir d'autres signaux avant-coureurs avant les élections récentes du bâtonnat de Tunis, lorsqu'une avocate qui défend les droits de l'homme comme Radia Nasraoui a été élu avec le maximum de voix parmi ses pairs. Dans le milieu des magistrats comme dans celui des avocats et d'une manière générale dans la société tunisienne, il y a un sentiment de révolte face aux atteintes innombrables, continues aux droits de l'homme.
Mais c'est la première fois qu'un magistrat de grade assez élevé s'adresse directement au président Ben Ali, qui en même temps préside le Conseil supérieur de la magistrature, et dit clairement à partir de son expérience professionnelle que les magistrats tunisiens en ont assez de ces interférences du pouvoir politique dans le cours de la justice.

RFI : Face à ces critiques, quelle est l'attitude du pouvoir tunisien?

D.E-Y. : L'expérience sur plusieurs années montre qu'il n'y a pas d'ouverture en Tunisie. Il y a de temps en temps suite à des pressions internationales ou des mouvements en Tunisie, quelques gestes qui sont tout de suite suivis de raidissements, d'arrestations, de harcèlements permanents. Dans le cas de Mokhtar Yahyaoui, il y a eu immédiatement déclenchement d'une campagne de presse indigne, une méthode classique des autorités tunisiennes, et une convocation par le ministère de la Justice et probablement d'autres gestes.
Monsieur Yahyaoui dit clairement ce que disent tous les Tunisiens. Ils veulent exprimer leur aspiration à la liberté, à la Démocratie d'une manière pacifique dans le cadre de la légalité. On ne peut que saluer cette détermination, cette ténacité de la société civile tunisienne à exprimer de manière nette et précise mais aussi pacifique et digne, son aspiration à un véritable régime démocratique que cette société mérite.
Cette lettre ouverte révèle que la société tunisienne n'a plus peur. Donc il y a un véritable changement du côté de la société. On sait aussi que de très nombreux juges ont exprimé de manière plus ou moins claire leur soutien à cette démarche, ne serait-ce que par des visites au bureau de Monsieur Yahyaoui. Ce qu'il faut maintenant c'est qu'il y ait un changement au niveau des autorités qui soit à la hauteur de cette aspiration de la société tunisienne.

RFI : Cette initiative de Mokhtar Yahyaoui peut-elle avoir des répercussions en Algérie ou au Maroc, servir d'exemple à d'autres magistrats?

D.E-Y. :
Il y a ici ou là, en tout cas en Algérie, un certain nombre de magistrats qui ont exprimé clairement ces dernières années leur volonté et leur aspiration à une justice indépendante, sereine, sans pression ni interférence du pouvoir exécutif. J'ai ainsi en mémoire un très beau texte du syndicat des magistrats algériens qui a été publié il y a deux ans. Il y a des magistrats qui au Maroc ont exprimé la même aspiration. Les magistrats égyptiens ou jordaniens ont aussi exprimé ces dernières années par des publications, des conférences, des séminaires, leur volonté de contribuer à faire émerger une justice indépendante. L'enjeu autour de la justice dans cette région du monde est essentiel. Le geste de Monsieur Yahyaoui éclaire toute une réalité. C'est une véritable première. Je ne peux que saluer la probité, la rigueur et le courage de Monsieur Yahyaoui en espérant qu'il sera suivi par d'autres.



par Propos recueillis par Valérie  Gas

Article publié le 13/07/2001