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Etats-Unis

Premières fêlures dans le consensus

Une semaine après les attentats de New York, des professeurs d'universités et des étudiants américains commencent à se poser des questions sur cette «première guerre du XXIe siècle» prônée par un Président dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.
C'est loin, très loin de New York, que les premiers signes de dissidence sont apparus. En Californie, dans la célébrissime université de Berkeley - le berceau historique de la révolte estudiantine de 1968 - les étudiants ont tout fait pour que le drapeau américain ne soit pas hissé sur les camions des «héros», les sapeurs pompiers. Avec le consentement tacite de ces derniers, soucieux d'éviter ce qui s'était passé il y a dix ans, au début de la guerre du Golfe, lorsque les étudiants avaient littéralement pris d'assaut les camions des «firemen».

Moins d'une semaine après la tragédie de New York, et après de longues veilles funèbles, quelques douze mille étudiants du campus ont défilé derrière une banderole signée Mahatma Gandhi, le père du pacifisme moderne: «îil pour £il: le monde deviendra aveugle» . D'autres banderoles rappelaient quant à elles la révolte éclatée en 1964 à Berkeley : «One, two, three, four, we don't want another war !». Tiers-mondistes, leaders religieux, professeurs post-soixante-huitards, mais aussi de nombreux jeunes qui viennent de subir leur premier «choc politique» en même temps que celui des images de l'attaque contre les deux tours du World Trade Center participent presque quotidiennement à des défilés, des débats ou à des concerts, tout en signant des pétitions en faveur de la paix dans le monde.

«Ni Bush, ni Ben Laden!»

Il s'agit, bien entendu, d'une génération d'étudiants qui a connu la guerre du Vietnam dans les livres d'histoire ou grâce aux commentaires de leurs enseignants, mais qui visiblement partagent les mêmes craintes que leurs parents trente ans plus tôt: un improbable enrôlement dans une guerre sans visage et presque sans véritable ennemi, mais qui promet d'être longue et donc incertaine, en dépit de l'assurance affichée par le président Bush. Pour eux, être pacifistes ne signifie pas mettre sur le même plan les kamikaze et les six mille morts des Twin Towers ou cacher le drapeau américain dans la poche. Et encore moins le brûler, comme durant la guerre du Vietnam. Le mot d'ordre qui semble mieux résumer l'attitude qui prévaut chez eux est : «une riposte restreinte et appropriée».

C'est probablement le mot «guerre» qui ne passe pas, dans des nombreux campus américains. Même ceux qui ont perdu un proche parent ont eu le courage de déclarer qu'il ne faut pas que d'autres étudiants, sur d'autres continents puissent dire un jour: «l'Amérique a tué mon père ou ma mère». Mais les questions qui sont le plus souvent posées concernent l'image déplorable que les Etats-Unis ont en Asie comme sur d'autres continents, et la haine qu'ils ont engendré ces dernières décennies, en raison d'une politique étrangère déséquilibrée et partisane.

En Californie - mais aussi dans d'autres Etats - les réactions racistes à l'encontre de quelques ressortissants du Proche ou Moyen-Orient ont poussé Global Exchange - une ONG de San Francisco - a imprimer des affiches jaunes destinées à être distribuées surtout aux commerçants d'origine étrangère et qui portent un mot d'ordre sans ambiguïté : «Hate Free Zone» (Zone sans haine).

En ligne de mire de ces campagnes qui commencent à s'étendre même sur la côte est, quelques phrases choquantes prononcées par le président Bush. Sa «croisade contre le Mal», son envie d'«enfumer les terroristes pour les faire sortir de leur terrier», sa volonté d'attraper Ben Laden «mort ou vif» ont certes beaucoup plu à ce qu'on peut appeler l'Amérique profonde, et permis à Bush d'atteindre des sommets de popularité. Mais la «première guerre du XXIe siècle» risque de provoquer bien d'autres débats - voire d'autres dissidences -une fois que le choc psychologique du 11 septembre sera quelque peu estompé.

Si l'on croit le New York Times, dans l'entourage de Bush comme au sein d'un Congrès qui l'a pourtant ovationné jeudi dernier, on commence à se poser quelques questions. Uniquement «off the record ». On s'étonne surtout de l'assurance quasi mystique du Président qui répète constamment: «Ceci est ce que Dieu m'a demandé de faire», ou «Dieu n'est pas neutre». La «guerre entre civilisations» ou «entre le Bien et le Mal» que Bush junior ne cesse de mettre en avant irrite quelques «observateurs» qui, pour l'heure, préfèrent l'anonymat. En attendant que le président soit confronté à la réalisation des nombreuses promesses faites, notamment sur le plan militaire.

Le journaliste new-yorkais Alexander Stille rapporte pour sa part les débats qui occupent actuellement de nombreux professeurs et étudiants de la Columbia University comme d'autres universités de la côte est. Pour les opposants de Bush, les attentats du 11 septembre sont le résultats des «méfaits de la politique étrangère américaine, surtout au Proche et Moyen-Orient», tandis que pour ses partisans il s'agit d'un «acte insensé de quelqu'un qui hait la liberté et la démocratie». Pour les uns les Etats-Unis «sont à l'origine de tous les maux de la planète», pour les autres le «phare qui éclaire le Bien universel».

Selon Alexander Stille, l'absence d'un véritable débat public est d'autant plus regrettable que nombreux sont ceux qui commencent à se poser des questions sur l'utilisation du mot guerre, pour désigner la situation qui prévaut aujourd'hui et la riposte à prévoir de la part de Washington. Ils pensent que cela risque de remettre en cause l'Etat de droit et d'empêcher que justice soit rendue, comme au lendemain de l'attentat d'Oklahoma City.

Au moment même où Bush prononçait son fameux discours devant le Congrès, les critiques les plus acerbes des professeurs de la Columbia University étaient réservées aux Etats-Unis, «coupables » d'avoir soutenu des régimes autoritaires et des mouvements violents, presque partout dans le monde - et notamment les Taliban et Ben Laden - et «responsables» de la mort de milliers d'Irakiens. Comme si deux «mondes parallèles» cohabitaient actuellement aux Etats-Unis, sans s'affronter sur la place publique. Du moins pour l'instant.





par Elio  Comarin

Article publié le 25/09/2001