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Monnaie unique européenne

L'euro, le pari de la confiance

Jacques Birouste, vice-président de l'Université Paris X û Nanterre, professeur de psychologie, travaille depuis 1996 avec la Commission européenne pour appréhender, au travers de nombreuses études, simulations, ainsi que par des suivis de groupes, les conséquences psychosociologiques du passage à l'euro.
RFI: A l'approche de ce bouleversement monétaire, quel est l'état d'esprit de la population ?

Jacques Birouste: Les gens sont inquiets. Les discours politiques ne correspondent pas à l'anxiété de la population, qui vient d'une incrédulité sur la capacité de l'Europe à s'organiser pour diffuser sa monnaie nouvelle. Il y a un doute sur la solidité de nos institutions européennes et sur la capacité que les nations ont à jouer le jeu européen. Chez les responsables, tout le monde fait semblant de s'intéresser au versant très technique et simpliste de l'affichage, de la conversion, des règles de trois. Mais ils ne prennent pas au sérieux, parce qu'ils craignent d'ouvrir la boîte de Pandore, le fait que l'installation de l'euro est une modification de l'identité. Et que cette modification touche à la dynamique de la souveraineté, c'est-à-dire à la représentation que l'on a de ses forces, de ses moyens, de sa marge de man£uvre, de son autonomie. Dans l'esprit des gens, les référentiels nationaux sont présents, que ce soit dans l'histoire, le patrimoine, le droit des institutions, dans la puissance publique nationale. Par contre, les référentiels européens sont absents. Et on attend que nous fabriquions ces référentiels à partir de la circulation monétaire. C'est un pari audacieux.

RFI: Vos études ont-elles révélé des craintes quant à la sécurité ?

JB : Oui, sur la falsification, ou sur une mauvaise gestion de la transition monétaire. Or, quelques faits divers récents montrent qu'il existe réellement des détournements, des fuites dans le système (des euros sont apparus dans le commerce aux Pays-Bas et en Belgique, Ndlr). Et ceci inquiète d'autant plus une population qui n'a pas la perception de ce que peut être une police d'intervention européenne, une régulation économique forte avec tous ses verrous d'identification bancaire. Du coup, on se demande s'il est opportun de confier sa richesse personnelle, le fruit de son travail, de son épargne, à des institutions qui n'ont pas d'image, pas de représentation. La Banque centrale européenne, à quoi est-elle rattachée, quel est son véritable pouvoir de décision, comment ses décisions sont-elles suivies par les différents pays ? Personne ne le sait.

«Démocratiquement, on ne contôle rien»

RFI: Quelles recommandations avez-vous faites à la Commission européenne, pour éviter ce malaise que vous perceviez ?

JB: D'abord, sécuriser le système, ensuite mettre des indicateurs forts de l'identité des institutions capables de faire la médiation, enfin pratiquer une information de grande proximité. Le gouvernement français a pris acte de ces recommandations, notamment sur le travail de proximité en faveur des populations fragiles. Là, l'information et la qualité du suivi ont porté des fruits. Mais il reste maintenant du travail à accomplir: permettre au citoyen d'identifier les maillons intermédiaires entre lui et les instances monétaires, c'est-à-dire ceux qui, au delà de la proximité, de la connaissance de sa propre banque, font le lien avec la puissance publique européenne. Question: quels sont les indicateurs de la puissance publique européenne? Tout le monde s'interroge. Il n'y a pas, par exemple, de police européenne qu'on pourrait voir dans les rues. Ce qu'on appelle le triangle institutionnel européen (Commission, Conseil, Parlement), est trop lointain. Les nations, en lesquelles les gens ont confiance, ne montrent pas assez qu'avec leurs polices, leurs institutions, elle participent de cette puissance. Du coup, on a l'impression qu'on nous prive de quelque chose, la souveraineté traditionnelle, sans nous restituer autre chose en retour. Au fond, les gens disent: on s'empare de nos valeurs, on va les confier à une entité dont on n'a aucun symbole. Donc, démocratiquement, on ne contrôle rien. Un citoyen européen, on ne sait pas qui il est, on n'a aucun texte juridique qui consacre ses droits et ses devoirs. Pour faire le saut, pour encaisser le choc d'une confiance placée au niveau européen dans des entités anonymes, impalpables, les gens sont réticents. D'après les enquêtes, les études, les suivis de groupes que nous avons faits, il dépendra du climat social et historique des mois de novembre, décembre, janvier et février prochains que la confiance se débloque ou non. Que le pari audacieux qu'est l'euro soit ou non possible. Pour l'instant, le contexte de tension internationale n'est guère prometteur.

RFI: Y a-t-il un point sur lequel vous regrettez de n'avoir pas été écouté ?

JB: Oui, à propos du dessin des billets. Au cours de nos simulations avec des groupes échantillonnés venant de différents pays, nous avons systématiquement entendu la chose suivante: il faut inscrire sur les billets des emblèmes qui montrent des figures de savants, d'artistes, d'auteurs, de penseurs, de chefs militaires ou des bâtiments symboliques de tous les pays. Et tant mieux si on comprend qu'à un certain moment de l'histoire, ils ont été des symboles de conflits. Car si on les représente de telle sorte qu'on visualise bien qu'ils sont en voie de dépassement pour aller vers une construction commune, alors ça montrera l'étape dépassée des oppositions. Ce sera le signe qu'on va vers un autre avenir. Bref, il s'agissait d'assumer des étapes historiques nationales pour montrer comment elles étaient en pivot sur une mutation vers l'Europe. Au lieu de cela, ce qui a été choisi par passivité ou par trouille politique, ce sont des non-lieu dans lesquels on ne reconnaît aucun monument, sur lesquels il n'y a aucune effigie, aucun emblème identifiable. Donc, les populations ont dit: l'Europe n'est qu'une virtualité, elle n'est qu'une fantasmagorie technocratique, nous ne reconnaissons pas nos valeurs souveraines sur les supports monétaires. Et ça, c'est une faute grave au moment où on lance une nouvelle monnaie.



par Propos recueillis par Philippe  Quillerier-Lesieur

Article publié le 11/10/2001