Irak
L’introuvable opposition
Les Américains cherchent activement à unifier l’opposition au régime de Saddam Hussein. Mais en dépit de l’importance des moyens déployés, l’objectif est loin d’être atteint.
Le succès apparent des opérations américaines en Afghanistan contre les Talibans et les partisans d’Al Qaïda donne des ailes à tous ceux qui, aux États-Unis, veulent faire de l’Irak la cible de la deuxième phase de la «guerre contre le terrorisme» : ces faucons comprennent un certain nombre de «néo-conservateurs» de poids, comme Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la défense, James Woolsey, ancien directeur de la CIA (1993-1995) et Richard Perle, secrétaire assistant à la défense de Ronald Reagan, devenu président du «conseil de politique de défense», un organisme consultatif qui siège au Pentagone, à quelques pas du bureau de Donald Rumsfeld, le secrétaire à la défense. Ils ont reçu le renfort de neuf membres éminents du Congrès qui ont rendu publique le 5 décembre une lettre dans laquelle ils pressent le président George W. Bush d’«écarter Saddam Hussein du pouvoir» en fournissant à l’opposition irakienne l’aide financière –97 millions de dollars– qui lui a été allouée par la «Loi de Libération de l’Irak» voté par le sénat en octobre 1998, et qui a été gelée par le Département d’État...
Ces initiatives, coïncidant avec la visite au Kurdistan d’une délégation américaine dirigée par Ryan Crocker, un haut fonctionnaire du Département d’État, relancent le débat sur les capacités de l’opposition irakienne, entre ceux qui affirment que cette aide permettra à l’opposition de remporter une «victoire rapide», et les critiques –les diplomates du Département d’État, mais aussi les chefs militaires américains en service, ou reconvertis dans la diplomatie, comme l’ex-général des Marines Anthony Zinni, devenu l’émissaire de George W. Bush au Moyen-Orient, qui affirme : «Honnêtement, je ne vois pas en ce moment de groupe de l’opposition ayant la capacité de renverser Saddam».
En fait, en Irak comme en Afghanistan, les Américains sont à la recherche d’une opposition introuvable –ne voulant pas traiter avec l’opposition qui existe, et voulant imposer une opposition qui n’existe pas. Le partenaire d’élection de l’administration américaine, c’est en effet le «Conseil National Irakien» (CNI) qui regroupe théoriquement l’opposition irakienne depuis son congrès à Salahaddine, au Kurdistan irakien, en octobre 1992. Au départ, le CNI se présentait comme l’héritier du «Comité d’Action Commune» qui avait réuni le 27 décembre 1990 à Damas 17 organisations de l’opposition irakienne: tous les courants de l’opposition étaient réunis, depuis les islamistes basés à Téhéran jusqu’aux nationalistes arabes basés en Syrie, en passant par les Kurdes et les communistes basés au Kurdistan irakien. Mais, affaibli par les dissensions kurdes, le CNI subit un revers terrible en août 1996 quand plusieurs divisions de l’armée irakienne occupent Erbil pendant quelques heures avec la complicité du PDK, et exécutent plusieurs dizaines de cadres du CNI qui n’ont pas le temps de s’enfuir.
97 millions de dollars pour renverser Saddam
Désormais replié à Londres, le CNI perd une grande partie de son autorité au fur et à mesure que les partis et organisations qui en faisaient partie au départ suspendent ou «gèlent» leur participation au CNI, quand elles ne s’en retirent pas totalement... Peu à peu le CNI devient un instrument entre les mains de son président, Ahmed Chalabi, un ancien banquier chiite, et de son porte-parole, le chérif Ali, prétendant au trône d’Irak. Bref, le CNI, qui devait représenter l’ensemble de l’opposition irakienne, devient une fraction de cette opposition. Mais Ahmed Chalabi a su établir des relations privilégiées avec les membres du Congrès américain et avec des personnalités éminentes de l’administration de Washington. Et c’est à son organisation que le congrès a alloué la somme de 97 millions de dollars pour renverser Saddam Hussein. Mais Ahmed Chalabi n’a pas un seul soldat.
Deux forces en Irak ont des combattants sur le terrain ou aux frontières: les Kurdes et les Chiites. Les Kurdes disposent de plusieurs dizaines de milliers de «pechmergas» (maquisards) qui ont démontré à plusieurs reprises au cours de l’histoire qu’ils étaient de redoutables guérilleros. Mais les Américains ne veulent pas utiliser les Kurdes irakiens contre Saddam Hussein comme ils ont utilisé les forces de l’Alliance du Nord contre les Talibans en Afghanistan: ils craignent en effet d’encourager leurs aspirations «séparatistes», et ils craignent surtout d’indisposer la Turquie, qui est hantée par la perspective de voir un état kurde indépendant à sa frontière méridionale encourager ses propres Kurdes dans leur lutte pour l’indépendance...
A la rigueur, les Américains utiliseraient bien le territoire contrôlé par les Kurdes pour infiltrer des agents de la CIA et des forces spéciales dans le centre de l’Irak. Mais les dirigeants kurdes ne veulent pas en entendre parler: «Nous ne voulons pas risquer la sécurité de notre région si les Américains n’ont pas un plan bien étudié, sans un engagement officiel de vouloir changer le régime, et sans la garantie que les Turcs n’interviendront pas», déclare un proche de Massoud Barzani, ajoutant: «Si la CIA veut recruter quelques mercenaires, qu’elle le fasse en passant par la Jordanie ou par le Koweït»...
Les positions de l’UPK, l’autre grand parti kurde, ne sont guère différentes: «Nous sommes hostiles à des frappes sans objectif politique comme en 1998 pendant l’opération Desert Fox», affirme un conseiller de Jalal Talabani, le secrétaire général de l’UPK. «Nous voulons un changement démocratique de l’intérieur; si les Américains sont décidés à renverser Saddam Hussein, nous sommes prêts à discuter avec eux, mais il faut qu’ils soient prêts à reconnaître notre droit à proclamer un État fédéral et à participer à toutes les instances du nouvel État irakien».
L’autre force présente sur le terrain à Bagdad et dans le sud de l’Irak, c’est le mouvement chiite regroupé autour du «Conseil suprême de la révolution islamique en Irak» de Sayed Mohammed Baker al Hakim; ces organisations chiites disposent de commandos clandestins à l’intérieur de l’Irak, et surtout de plusieurs milliers de combattants entraînés dans des bases en Iran. Comme en 1991, ces forces pourraient jouer un rôle déterminant en encadrant un soulèvement populaire. Mais redoutant la partition de l’Irak en plusieurs États, dont un état chiite dans le sud –un «second Iran»– les Américains refusent d’aider Sayed Mohammed Baker al Hakim, qui a pourtant déclaré ouvertement son soutien à une opération américaine contre Saddam Hussein: ils sont toujours à la recherche d’un général arabe, sunnite, et pas trop compromis avec Saddam Hussein pour diriger une République irakienne introuvable...
Ces initiatives, coïncidant avec la visite au Kurdistan d’une délégation américaine dirigée par Ryan Crocker, un haut fonctionnaire du Département d’État, relancent le débat sur les capacités de l’opposition irakienne, entre ceux qui affirment que cette aide permettra à l’opposition de remporter une «victoire rapide», et les critiques –les diplomates du Département d’État, mais aussi les chefs militaires américains en service, ou reconvertis dans la diplomatie, comme l’ex-général des Marines Anthony Zinni, devenu l’émissaire de George W. Bush au Moyen-Orient, qui affirme : «Honnêtement, je ne vois pas en ce moment de groupe de l’opposition ayant la capacité de renverser Saddam».
En fait, en Irak comme en Afghanistan, les Américains sont à la recherche d’une opposition introuvable –ne voulant pas traiter avec l’opposition qui existe, et voulant imposer une opposition qui n’existe pas. Le partenaire d’élection de l’administration américaine, c’est en effet le «Conseil National Irakien» (CNI) qui regroupe théoriquement l’opposition irakienne depuis son congrès à Salahaddine, au Kurdistan irakien, en octobre 1992. Au départ, le CNI se présentait comme l’héritier du «Comité d’Action Commune» qui avait réuni le 27 décembre 1990 à Damas 17 organisations de l’opposition irakienne: tous les courants de l’opposition étaient réunis, depuis les islamistes basés à Téhéran jusqu’aux nationalistes arabes basés en Syrie, en passant par les Kurdes et les communistes basés au Kurdistan irakien. Mais, affaibli par les dissensions kurdes, le CNI subit un revers terrible en août 1996 quand plusieurs divisions de l’armée irakienne occupent Erbil pendant quelques heures avec la complicité du PDK, et exécutent plusieurs dizaines de cadres du CNI qui n’ont pas le temps de s’enfuir.
97 millions de dollars pour renverser Saddam
Désormais replié à Londres, le CNI perd une grande partie de son autorité au fur et à mesure que les partis et organisations qui en faisaient partie au départ suspendent ou «gèlent» leur participation au CNI, quand elles ne s’en retirent pas totalement... Peu à peu le CNI devient un instrument entre les mains de son président, Ahmed Chalabi, un ancien banquier chiite, et de son porte-parole, le chérif Ali, prétendant au trône d’Irak. Bref, le CNI, qui devait représenter l’ensemble de l’opposition irakienne, devient une fraction de cette opposition. Mais Ahmed Chalabi a su établir des relations privilégiées avec les membres du Congrès américain et avec des personnalités éminentes de l’administration de Washington. Et c’est à son organisation que le congrès a alloué la somme de 97 millions de dollars pour renverser Saddam Hussein. Mais Ahmed Chalabi n’a pas un seul soldat.
Deux forces en Irak ont des combattants sur le terrain ou aux frontières: les Kurdes et les Chiites. Les Kurdes disposent de plusieurs dizaines de milliers de «pechmergas» (maquisards) qui ont démontré à plusieurs reprises au cours de l’histoire qu’ils étaient de redoutables guérilleros. Mais les Américains ne veulent pas utiliser les Kurdes irakiens contre Saddam Hussein comme ils ont utilisé les forces de l’Alliance du Nord contre les Talibans en Afghanistan: ils craignent en effet d’encourager leurs aspirations «séparatistes», et ils craignent surtout d’indisposer la Turquie, qui est hantée par la perspective de voir un état kurde indépendant à sa frontière méridionale encourager ses propres Kurdes dans leur lutte pour l’indépendance...
A la rigueur, les Américains utiliseraient bien le territoire contrôlé par les Kurdes pour infiltrer des agents de la CIA et des forces spéciales dans le centre de l’Irak. Mais les dirigeants kurdes ne veulent pas en entendre parler: «Nous ne voulons pas risquer la sécurité de notre région si les Américains n’ont pas un plan bien étudié, sans un engagement officiel de vouloir changer le régime, et sans la garantie que les Turcs n’interviendront pas», déclare un proche de Massoud Barzani, ajoutant: «Si la CIA veut recruter quelques mercenaires, qu’elle le fasse en passant par la Jordanie ou par le Koweït»...
Les positions de l’UPK, l’autre grand parti kurde, ne sont guère différentes: «Nous sommes hostiles à des frappes sans objectif politique comme en 1998 pendant l’opération Desert Fox», affirme un conseiller de Jalal Talabani, le secrétaire général de l’UPK. «Nous voulons un changement démocratique de l’intérieur; si les Américains sont décidés à renverser Saddam Hussein, nous sommes prêts à discuter avec eux, mais il faut qu’ils soient prêts à reconnaître notre droit à proclamer un État fédéral et à participer à toutes les instances du nouvel État irakien».
L’autre force présente sur le terrain à Bagdad et dans le sud de l’Irak, c’est le mouvement chiite regroupé autour du «Conseil suprême de la révolution islamique en Irak» de Sayed Mohammed Baker al Hakim; ces organisations chiites disposent de commandos clandestins à l’intérieur de l’Irak, et surtout de plusieurs milliers de combattants entraînés dans des bases en Iran. Comme en 1991, ces forces pourraient jouer un rôle déterminant en encadrant un soulèvement populaire. Mais redoutant la partition de l’Irak en plusieurs États, dont un état chiite dans le sud –un «second Iran»– les Américains refusent d’aider Sayed Mohammed Baker al Hakim, qui a pourtant déclaré ouvertement son soutien à une opération américaine contre Saddam Hussein: ils sont toujours à la recherche d’un général arabe, sunnite, et pas trop compromis avec Saddam Hussein pour diriger une République irakienne introuvable...
par Chris Kutschera
Article publié le 16/12/2001