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Serbie

Les Albanais de Belgrade, entre nostalgie et désespoir

Leur communauté aurait compté jusqu’à 100.000 personnes. Ils étaient encore 50.000 à la veille des bombardements de l’Otan, en mars 1999. Les Albanais de Belgrade ne sont plus que quelques milliers. Parfois mariés à des Serbes, ces Albanais vivent pourtant aujourd’hui bien souvent en parias, et les changements démocratiques intervenus en Serbie n’ont guère amélioré leur sort.
Sadik vit à Belgrade depuis 1968, où il est chauffeur de taxi. Cuisiniers, pâtissiers, chauffeurs, voici quelques unes des professions traditionnellement exercées par les Albanais de Belgrade. Les rares pâtisseries encore détenues par des Albanais essaient souvent de cacher l’origine ethnique de leur propriétaire, et Sadik aussi préfère taire son identité. «Je parle le serbe sans accent, et si je reçois un appel sur mon téléphone portable dans la rue ou en présence d’un client, je me garde bien de répondre en albanais», explique-t-il. Sadik est originaire de Dragas, dans le sud du Kosovo. Son père, policier yougoslave, a été muté à Belgrade, et toute la famille a suivi. «Mes deux filles sont nées ici, qu’iraient-elles faire au Kosovo ? Elles ne savent même pas l’albanais». L’aînée des filles de Sadik a achevé une formation de coiffure, la plus jeune est encore au lycée. «parfois, elle est insultée par les autres élèves à cause de son nom. Je lui dis de ne pas répondre».

Durant les bombardements, Sadik a été agressé par un de ses voisins dans la cour de leur immeuble. «J’ai fait un infarctus à cause du choc psychologique. Lors de l’attaque, la police est intervenue, mais je ne crois pas que mon voisin ait été poursuivi. Je le connaissais depuis des années, mais je n’ai plus rien à lui dire». À la fin des bombardements, Sadik est rentré au Kosovo, pour voir ses proches qui avaient dû se réfugier en Albanie. Au retour, des réfugiés serbes s’étaient installés dans son appartement, et la famille s’est retrouvée à la rue.

«De très nombreux Albanais de Belgrade ont été expulsés de leurs appartements, le plus souvent au profit de réfugiés serbes», explique l’avocat Djordjije Vukovic, du Fonds du droit humanitaire, l’une des rares organisations serbes aidant cette population. «La police et les services municipaux avaient établi des listes d’appartements, et ont facilité ces expropriations illégales. Nous entamons des procédures judiciaires pour restituer ces logements à leurs légitimes occupants, avec déjà plusieurs cas de succès

Le 12 février, un jugement doit être rendu à propos de l’appartement de Sadik, mais celui-ci ne nourrit guère d’espoir. «Que ferai-je, même si je retrouve mon appartement ? J’ai beaucoup aimé Belgrade, à l’époque de la Yougoslavie unie, nous avions tous des conditions de vie extraordinaires dans cette ville, mais maintenant, c’est fini. Je n’ai aucune envie de revenir au Kosovo. Je ne pourrais rien faire dans mon village d’origine». À cinquante ans, Sadik nourrit seulement l’espoir un peu chimérique de pouvoir partir en Suisse, où vit une partie de sa famille.

La fin d’une Belgrade multi-ethnique

La vision des quelques intellectuels albanais restés à Belgrade est beaucoup moins noire. Le journaliste Fahri Musliu explique que tout retour lui serait impossible. «J’ai essayé de monter un projet de télévision multi-ethnique dans ma ville natale de Prizren, mais on m’a fait comprendre que plus personne n’était intéressé par un projet multi-ethnique au Kosovo. Je suis resté trop longtemps à Belgrade pour ne pas présenter la figure du traître parfait auprès de certains nationalistes». Sous le régime de Slobodan Milosevic, Fehri Musliu a été inquiété à plusieurs reprises par la police, mais il affirme ne pas cacher son identité et ne pas avoir peur de parler albanais dans la rue. «Je ne peux pas accepter l’apartheid linguistique qui règne au Kosovo, où il est devenu impossible de parler serbe. Par contre, Belgrade reste malgré tout une grande ville cosmopolite, où un esprit de tolérance continue de souffler».

Capitale fédérale où se croisaient tous les peuples yougoslaves, Belgrade n’a cependant pas cessé, depuis plus d’une décennie, de perdre son caractère multi-ethnique. «Le racisme ? Mais il est omniprésent, contre quiconque n’est pas serbe, contre les Bosniaque, les Albanais, les Roms !», s’indigne Borka Pavicevic, la directrice du Centre pour la décontamination intellectuelle. «Et ce racisme est sans cesse plus présent, il s’exprime sans aucun complexe aujourd’hui, parce que beaucoup des dirigeants de la nouvelle majorité démocratique en sont les premiers propagateurs», ajoute cette opposante de toujours.



par Jean-Arnault  Dérens

Article publié le 23/01/2002