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Balkans

Les vies brisées du Kosovo

Le procès de Slobodan Milosevic s’ouvre ce mardi au TPI à La Haye. Un procès attendu par les Alabanais du Kosovo, mais qui ne suffira pas à panser leurs plaies.
De notre envoyée spéciale au Kosovo

«Si Slobodan Milosevic est condamné à mort, ce n’est pas assez, je voudrais qu’on l’emmène ici avec ses escadrons pour leur faire subir les pires tortures», s’emporte Fahrije, veuve de 32 ans dont la vie a basculé le 25 mars 1999. Pour la plupart des Albanais du Kosovo, le procès de Slobodan Milosevic est une satisfaction qui permettra de condamner une politique nationaliste et meurtrière, mais cela reste abstrait et insuffisant pour étancher leur soif de justice.

La veille du 25 mars 1999, premier jour des bombardements de l’OTAN, la guérilla albanaise de l’UCK abandonnait les villages de Velika et Mala Krusa, au sud de Pristina, sur la route entre Orahovac et Prizren. Les forces yougoslaves et serbes ont alors attaqué, provoquant la fuite des villageois dans les bois avoisinants. Repérés par la police, les femmes et les enfants se sont vus intimer l’ordre de partir pour l’Albanie. Les hommes et les garçons ont été regroupés dans une maison, fusillés, puis recouverts de paille avant d’être brûlés. Selon Human Rights Watch, plus de 200 hommes ont ainsi été tués, laissant 245 veuves dans les deux villages. «Je regarderai le procès de Slobodan Milosevic s’il y a du courant, mais j’aimerais tellement pouvoir lui dire les choses en face au nom de toutes les femmes !», dit Fahrije. Deux de ses beaux-frères ont été tués, son neveu et son mari.

Quelle plaie le procès de Milosevic peut-il panser ? Fahrije a deux jeunes enfants et se voit condamnée à vivre avec sa belle famille de 24 membres jusqu’à la fin de ses jours. «Je ne me marierai plus, je ne m’habillerai plus», dit Fahrije qui a déjà adopté des allures masculines en se coupant les cheveux et en portant des survêtements d’homme. «La mentalité est très arriérée ici, si une femme se remariait, elle ne pourrait plus revoir ses enfants, ils appartiennent à la famille du père», explique-t-elle. Une jeune femme du village de 22 ans, restée veuve, s’est remariée. Elle est partie vivre à Pristina, ostracisée.

La peur et la haine se sont installées dans les esprits

L’avenir de Fahrije est donc déjà scellé. Dans son drame, elle a eu une once de chance. Un bienfaiteur grec a payé la reconstruction de leurs maisons brûlées. Par ailleurs, il reste un homme vivant en âge de travailler dans sa famille. «Sinon, je serais condamnée à l’aide sociale. Une femme ne sort pas non accompagnée ici. Dans les familles où il ne reste plus que des femmes, des vieillards et des enfants, on ne travaille même pas la terre», explique-t-elle. Avec son beau-frère elle a donc ouvert une épicerie et travaille bénévolement pour l’ONG Réveil. Cette dernière dispense des cours de langues, couture et conduite aux veuves, en espérant leur donner une alternative à l’aide sociale de 50 euros par mois et par famille. Mais c’est une maigre consolation.

«J’en veux à tout le monde», s’exclame Fahrije. Les corps de son mari et de l’un de ses beau-frères sont portés disparus, même si une tombe porte leurs noms au cimetière des «martyrs». «Je suis fatiguée de chercher et de manifester pour demander à ce que l’on retrouve les corps», dit-elle. «J’attends que les leaders politiques albanais se mettent d’accord pour partager le pouvoir. Alors on saura à qui s’adresser», poursuit-elle, révoltée d’avoir à subir la douleur supplémentaire devant une tombe vide. «Aucune ONG internationale ne nous aide, aucun parti politique albanais ne nous soutient, ils ne viennent que pour récolter nos voix pour les élections !», explique Fahrije dépitée.

Quant à l’UCK, elle leur reproche de s’être installés dans le village avec si peu de discrétion que cela en était de la provocation pour les forces serbes qui les voyaient de la route principale. «Ils se sont enfuis du village sans nous défendre, on a été abandonnés aux Serbes», dit Fahrije.

Il y a des milliers de cas de vies brisées similaires ou pires au Kosovo. Les repères ont volé en éclats pendant le règne de Slobodan Milosevic. «Les conséquences sont graves pour les enfants. Il n’y a plus d’autorité paternelle alors que c’était la seule écoutée», explique Fahrije qui n’arrive pas à expliquer à sa fille de 6 ans qu’il faut aller à l’école. Surtout, la peur et la haine se sont installées dans les esprits. En évoquant les serbes, la belle mère de Fahrije secoue la tête en pleurant. La vielle femme n’a qu’une hantise, que les serbes reviennent. Et peu d’Albanais évitent de mettre tous ceux qui sont serbes dans le même panier. A Mala Krusa, selon l’OSCE, 18% de la population était serbe. Depuis juin 1999, toutes les maisons ont été brûlées, les villageois déportés. Arrêter et condamner les autres collaborateurs de Slobodan Milosevic et ses exécutants permettrait peut être plus facilement aux victimes albanaises du Kosovo de cicatriser leurs plaies. En attendant, ils accordent une large place à l’aveugle loi du talion.



par Milica  Cubrilo

Article publié le 11/02/2002