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France: présidentielle 2002

Les instituts de sondages mis en cause

Jamais les instituts de sondage n’ont été autant sollicités et les enquêtes d’opinion autant publiées dans cette campagne présidentielle. Seulement voilà : ils n’ont pas su voir la montée de l’extrême droite en France. Les explications d’Emmanuel Kessler, auteur d’un ouvrage intitulé «La folie des sondeurs», publié aux éditions Denoël.
RFI : Les instituts de sondage n’ont pas vu venir l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour. Comment l’expliquez-vous ?
Emmanuel Kessler : Je l’explique par les mêmes raisons qu’ils n’avaient pas vu venir Lionel Jospin en tête du premier tour de la présidentielle de 1995. L’erreur s’est répétée à l’identique le 21 avril, car dans les tous derniers sondages publiés à l’avant veille du scrutin voire ceux réalisés à la sortie des urnes, dimanche dernier, les instituts de sondage ont continué à commettre la même erreur et à pronostiquer un second tour Chirac-Jospin. Ces raisons sont des raisons propres à la fabrication des sondages, à l’imperfection et à la limite de l’outil qui peut donner des tendances ou mesurer des tassements ou des progressions mais qui peut se révéler complètement erroné dès lors qu’il s’agit de pronostiquer le résultat d’un scrutin.

RFI : Pensez-vous que les Français en veulent aux instituts de sondage qui prédisaient un duel inéluctable entre Jacques Chirac et Lionel Jospin au second tour ?
EK : Oui les Français en veulent aux instituts de sondage et ils ont tout à fait raison car depuis l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon en 1997, ils n’ont cessé de travailler sur l’hypothèse d’un second tour Chirac-Jospin. Tous, je dis bien tous, nous ont présentés l’élection présidentielle comme ayant cette particularité que cette année, pour la première fois, le premier tour était joué d’avance, qu’il n’y avait aucun suspense, aucune incertitude sur la qualification des deux finalistes, Jacques Chirac et Lionel Jospin, et qu’en revanche il y avait un suspense majeur, une incertitude très importante sur le nom du futur locataire de l’Elysée désigné à l’issue du second tour. Voilà le scénario sur lequel tout le monde a travaillé et effectivement comme le premier tour était joué, certains électeurs ont pensé, le 21 avril, qu’ils pouvaient aller tranquillement à la pêche pour exprimer leur mécontentement et là, l’influence des sondages a été très grande. Pour être tout à fait honnête, il faut dire aussi que les médias ont embrayé sur cette hypothèse et qu’ils ont aussi une part de responsabilité.

RFI : Les sondeurs n’ont-ils pas une responsabilité dans le résultat de dimanche dernier ?
EK : Ils n’ont pas une responsabilité déterminante mais une responsabilité certaine. Il ne faut pas non plus surévaluer cette responsabilité : ce ne sont pas les sondages ni les médias qui font une élection, mais bel et bien les électeurs. C’est la qualité de la campagne qui est déterminante et de ce point de vue là, Lionel Jospin a été médiocre. Il a brouillé son image et celle de la gauche. Mais il n’empêche que cela a participé au désintérêt de cette élection présidentielle.

RFI : Les correctifs appliqués par les instituts de sondage pour redresser les votes en faveur du Front national, en raison de sa sous-évaluation, ont-ils été insuffisants ?
EK : Vraisemblablement ils ont été insuffisants mais je ne me pencherai pas sur la technique des sondages car je ne suis pas moi-même sondeur et que je ne sais pas exactement comment ils sont opérés. Les instituts de sondage ont cependant l’habitude de multiplier par deux en moyenne, et parfois par un peu plus, le score du Front national par rapport aux données brutes, car l’on sait que dans les enquêtes d’opinion, beaucoup de personnes qui vont voter FN n’osent pas le dire. Il est possible qu’il y ait eu une sous évaluation mais je pense comme d’ailleurs l’institut BVA, qu’une catégorie, qu’une frange de la population n’a pas été interrogée : il s’agit de la catégorie la moins diplômée, la plus populaire, la moins cultivée. Cet élement majeur explique, sans doute, les erreurs.

RFI : Alors que les sondeurs, tout comme en 1995 et en 2001, se sont une nouvelle fois trompés sur les résultats, comment expliquez-vous que lors de la soirée télévisée, ils récidivaient en donnant vainqueur Jacques Chirac au second tour avec une très confortable avance sur Jean-Marie Le Pen ? Pourquoi n’ont-ils pas été beaucoup plus prudents ?
EK : C’est là qu’est le véritable scandale. Après le séisme politique de dimanche dernier, c’est ce qui m’a choqué le plus. J’avais déjà averti, dans mon livre, que le caractère fictif des sondages de second tour faits avant même que les Français aient eu connaissance des résultats du premier tour, comme si les électeurs ne se prononçaient pas à la vue des résultats du premier tour, était très risqué. Quand je lis, au lendemain de cette élection, après cette claque donnée aux instituts de sondage et cette leçon qui est à méditer par nous tous, citoyens ou journalistes ou médias ou politiques, que l’élection de Jacques Chirac est assurée face à Jean-Marie Le Pen, qu’il n’y a aucun doute sur l’issue du scrutin, je me demande à quoi sert tout ce qui vient de se passer. Bien sûr, que compte tenu de la configuration politique, Jacques Chirac est largement favori de ce second tour. Mais endormir ainsi la vigilance et inciter une nouvelle fois, peut-être, les Français à ne pas voter, alors qu’il y a une réelle menace, et surtout oublier qu’entre le premier et le second tour il y a quinze jours de campagne, quinze jours d’accès égal de Jean-Marie Le Pen et de Jacques Chirac aux médias avec une obligation, un calcul, un contrôle par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, avec aussi un débat, un face-à-face qui devrait quand même avoir lieu et qui peut être terrible pour Jacques Chirac, dire sur la base d’un sondage réalisé au soir du premier tour que Jacques Chirac est sûr de l’emporter me paraît être un propos totalement irresponsable. Et là, oui c’est vrai, les sondeurs jouent très gros et l’on peut même leur demander, à cette occasion, de se taire sur ce point.




par Propos recueillis par Clarisse  VERNHES

Article publié le 23/04/2002