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France: présidentielle 2002

«<i>Comme dans les années 30, l’appel au peuple contre les élites</i>»

Pour Jean-Noël Jeanneney, historien et auteur, notamment, de L’Histoire va-t-elle plus vite (Gallimard)? Les situations historiques prévalant dans les années 30 et aujourd’hui sont bien différentes. Il n’empêche qu’il existe de nombreux points communs dans la montée de l’extrême-droite dans ces deux périodes.
RFI : Jean-Marie Le Pen dénonce le «Front populaire» contre lui ; Certains s’inquiètent de son succès électoral en évoquant la montée de l’extrême-droite et des ligues antirépublicaines dans la France des années 30. La situation actuelle peut-elle, selon vous, être comparée à celle de la France des années 30 ?

Jean-Noël Jeanneney :
Ce qui frappe d’abord, ce sont les différences qui tiennent à la situation internationale. A l’époque, il y a une Europe et un monde divisé en trois : les démocraties qui sont sur le recul, et les deux totalitarismes, nazi et fasciste d’un côté et communiste de l’autre. Les tendances d’extrême-droite pouvaient trouver des références, des sources de financement, des alliés dans deux pays européens voisins, l’Italie et l’Allemagne. Aujourd’hui, rien de tel. En revanche, il y a un certain nombre de traits communs dans les origines de l’essor de l’extrême-droite. Il y a d’abord les effets de la crise, même si elle était beaucoup plus rude dans les années 30, et si ses conséquences sociales étaient beaucoup moins maîtrisées qu’aujourd’hui. D’une certaine façon, peu importe. La frustration n’est probablement pas moindre chez beaucoup de nos contemporains. Autre point commun, un certain discrédit du personnel politique, qui a été éclaboussé à l’époque par des scandales financiers, dont l’affaire Stavisky. Ce discrédit, toutes choses égales d’ailleurs, existe aussi aujourd’hui. Enfin, un troisième point peut apparaître commun, c’est une certaine montée de la xénophobie qui est précisément servi par ces inquiétudes de caractère socio-économique chez beaucoup et qui conduisent toujours les plus humbles à la tentation de trouver un bouc émissaire, et de le trouver chez l’autre, chez celui qui est différent, l’étranger.

RFI : Les ligues d’extrême-droite des années 30 étaient antidémocratiques et antirépublicaines alors que Jean-Marie Le Pen se revendique de l’exercice de la démocratie. Ne s’agit-il pas de thématiques radicalement différentes ou bien existe-t-il une parenté entre les thèses de l’extrême-droite avant-guerre et aujourd’hui ?

J-NJ :
Il est vrai qu’il y a une différence : à l’époque, les ligues se voulaient hostiles à la «Gueuse», c’est-à-dire la République en tant que telle, la «démocrassouille», refusaient les fondements mêmes du régime alors que ce n’est pas le cas de Le Pen. Il revendique le suffrage universel et la démocratie. Il y a de ce point de vue une différence importante. Néanmoins, il y a en commun des traits qui tournent autour de la notion de populisme, l’appel au peuple contre les élites, la notion de pays réel contre le pays légal qui était chère à Maurras et que l’on trouve de façon sous-jacente dans les propos de Le Pen.

RFI : Dans les livres d’histoire, s’agissant des années 30, on parle de la montée de l’extrême-droite. A votre avis, est-ce que dans les futurs manuels scolaires, on parlera également à propos de ce début de siècle d’une montée de l’extrême-droite ?

J-NJ :
Elle ne date pas du début du siècle et en fait, tout dépendra de ce qui arrivera ensuite et de la capacité qu’auront les partis républicains à cristalliser ce sursaut de honte et de dégoût qui a saisi une grande partie des Français y compris beaucoup d’abstentionnistes, et ceux qui sont en rapport avec l’étranger ont ce sentiment encore plus exaspéré. La question est de savoir ce que l’on va faire de ce sursaut, de ce dégoût : quelle stratégie la gauche et la droite, qui existaient à l’époque et qui existent aujourd’hui vont adopter. Je reviendrais volontiers au Front populaire : c’est l’histoire d’une réaction au 6 février 1934, lorsque la République a paru vraiment chanceler, il s’en est fallu de peu que le Palais-Bourbon soit pris et que la République s’effondre. Elle était beaucoup plus menacée qu’aujourd’hui.

Or, que s’est-il passé ? Dans un premier temps une sorte d’accord tacite des gauches pour se résigner au départ du gouvernement de centre-gauche de Daladier (radical), accepter de soutenir un homme venu de la droite, l’ancien président de la République Doumergue revenu de son «exil» pour former un gouvernement de droite avec Tardieu pour défendre la République en s’appuyant sur la droite républicaine contre l’extrême-droite fascisante. Mais en même temps, à très court terme, l’autre donnée est que le Front populaire est né du 6 février 1934, puisque dès le 12 février, de la base, des militants communistes et des militants socialistes, alors que leurs chefs étaient un peu réticents, se sont retrouvés dans deux grandes manifestations qui se sont rejointes à Paris et que cela a été le début d’une marche qui, dans un deuxième temps, a conduit au rapprochement qui a permis en dix-huit mois la naissance du Front populaire et son accession au pouvoir.

La question est de savoir si cette séquence-là, c’est-à-dire d’abord accepter le centre droit pour se défendre contre les extrêmes, et ensuite, très vite, fonder dans l’événement et dans les réflexes intellectuels ou républicains qu’il a fait naître chez beaucoup de gens de gauche, un nouvel élan pour la gauche, peut se reproduire. Seulement, le calendrier oblige à ce que si elle se reproduit, elle se reproduise très vite. C’est la même séquence, mais chronologiquement comprimée. C’est toute l’incertitude des prochaines législatives.



par Propos recueillis par Olivier  Da Lage

Article publié le 29/04/2002