Proche-Orient
Jénine: le décompte macabre
Dans le camp de réfugiés palestiniens de Jénine le décompte macabre des corps des victimes de l’offensive israélienne se poursuit. Pour l’heure rien n’accrédite l’hypothèse d’un massacre de grande ampleur, mais les infractions aux lois de la guerre semble avérées.
De notre correspondant dans les Territoires palestiniens
Fathi Chalabi ne veut plus parler aux journalistes. Prostré sur un banc de la grand rue du camp, il refuse de raconter encore une fois comment son fils et son voisin sont morts. Les amis qui l’entourent insistent. Alors Fathi se lève et, d’un pas traînant, le visage défait, il montre: la porte de la courette criblée de balles, le muret détruit à moitié et les impacts de balles dans le mur et dans le sol.
«C’était le samedi 6 avril, vers 7h du soir. Les soldats se faufilaient de maison en maison. La porte leur résistait alors ils ont fait sauter le muret et ils nous ont dit de sortir ». Les femmes et les enfants sont alors enfermés dans une pièce attenante. Fathi, 63 ans, son fils Wadah, 36 ans, père de six enfants et son voisin Abdel Karim Saadi, 27 ans, restent debout dans la courette, face à quatre soldats.
«L’officier qu’ils appelaient Gabi, a demandé: qui est le propriétaire de cette maison? J’ai levé la main et alors ils ont tiré, affirme Fathi. Une rafale en arc de cercle. Miraculeusement, je n’ai pas été touché. Wadah et Abdel Karim eux sont fauchés. Ils n’étaient pas des combattants. Leur sang a imprégné mes vêtements. Je suis tombé avec eux et j’ai fait semblant d’être mort pendant deux heures».
Youssef, le père d’Abdel Karim, était derrière le muret avec les femmes et les enfants. «Quand les coups de feu ont retenti, dit-il, les soldats qui nous gardaient, se sont jetés à plat ventre car ils croyaient qu’on leur tirait dessus. Puis ils ont demandé à leurs collègues pourquoi ils avaient tiré. Ils ont répondu: «C’est Gabi qui nous l’a ordonné». Les deux corps sont restés dix jours allongés dans la courette, affirme Fathi. «On a appelé chaque jour l’hôpital. A chaque fois on nous a répondu que l’armée barrait le passage des ambulances».
55 cadavres de Palestiniens officiellement recensés
La vie reprend dans le camp de Jénine et, ce faisant, le flou qui entoure l’attaque israélienne se dissipe. Samedi dernier, le nombre de victimes palestiniennes officiellement recensées se chiffrait à 55. Des corps exhumés de la fosse commune où ils avaient été entassés pendant les combats ou tirés des décombres du camp que les bulldozers remuent depuis dix jours. Ce bilan est provisoire dans la mesure où beaucoup de réfugiés sont toujours portés disparus. La semaine dernière, le Croissant rouge palestinien avançait le chiffre de 90 personnes, en précisant qu’il pouvait s’agir aussi bien de réfugiés enfouis sous les gravats que de prisonniers dont l’armée n’aurait pas encore communiqué l’identité à la Croix rouge internationale. Ou bien encore d’habitants qui seraient restés dans les villages voisins de Jénine où ils avaient été expulsés par l’armée.
Il semble donc peu probable que le bilan final corresponde au «massacre» de deux cents ou trois cents personnes dénoncé au lendemain de l’attaque par les officiels palestiniens. D’après Peter Bouckaert, de l’organisation de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch, il devrait se situer «entre 50 et 80». Ce constat ne blanchit pas pour autant l’armée israélienne. Human Rights Watch et son homologue israélienne B’tselem font en effet état de violations flagrantes du droit de la guerre. Exécutions sommaires, tirs aveugles sur des zones habitées, utilisation de civils comme bouclier humain, entrave à la circulation des ambulances: les témoignages des réfugiés à ce sujet sont nombreux, consistants et convergents.
Pour l’instant, l’armée israélienne réfute en bloc. «Il y a eu des innocents pris dans les combats, j’en suis désolé, assure David Zangen, un médecin militaire, présent sur les lieux. Mais n’y a eu ni exécution, ni utilisation d’habitant comme bouclier humain». A rebours des témoignages du personnel de l’hôpital de Jénine et des habitants du camp, il martèle que «les ambulances ont pu circuler normalement». Il ajoute: «Ce camp était une machine à produire des terroristes (ndlr: une vingtaine d’auteurs d’attentats suicide étaient issus de Jénine). Nous devions faire ce que nous avons fait. Si nous avions voulu tuer des civils, nous n’aurions pas pris autant de précautions. On aurait bombardé le camp par avion. L’affaire aurait été réglée sans que nous ayons 23 morts». Pour Shimon Pérès, le ministre des Affaires étrangères israélien, qui s’exprimait le 22 avril au congrès de l’AIPAC (Américan Israel Public Affairs Committee), le très influent lobby américain pro-israélien, à Washington, l’attaque de Jénine a fait «50 morts, dont trois civils». Pas un de plus.
La comptabilité macabre tenue à jour par l’hôpital de Jénine indique pourtant le contraire. La plupart des morts sont certes des hommes, âgés de 20 à 45 ans, donc des combattants potentiels. Mais sur les 55 noms, on trouve également quatre femmes, âgés de 27, 48, 54 et 60 ans, sept garçons de moins de 20 ans, dont trois âgés de 13, ainsi que sept hommes âgés de plus de cinquante ans, dont un de 72 ans. Ce qui fait déjà, sauf exception, une quinzaine de victimes civiles «sûres». S’ajoute au moins une dizaine de cas d’hommes en âge de combattre, mais qui, aux dires de plusieurs témoins, n’auraient pas été tués les armes à la main. Autrement dit, pour près de la moitié des morts, le qualificatif de «combattant» est sinon erroné, du moins hasardeux. Le gouverneur de Jénine va plus loin: «Les morts sont pour la majorité des civils, moins de dix d’entre eux étaient des résistants», affirme Zoheir Manasrieh, qui cite «au moins six cas certains» d’exécutions sommaires: «Une balle dans la tête: les observations médicales recoupent les témoignages».
Ces accusations inquiètent au plus haut point l’armée israélienne. Ses experts juridiques planchent sur l’hypothèse que certains officiers de Tsahal soient inculpés pour crimes de guerre, à la faveur d’un déplacement à l’étranger. Pour la commission d’établissement des faits mandatée par l’ONU, et attendue sous peu en Israël, la partie sera délicate.
Fathi Chalabi ne veut plus parler aux journalistes. Prostré sur un banc de la grand rue du camp, il refuse de raconter encore une fois comment son fils et son voisin sont morts. Les amis qui l’entourent insistent. Alors Fathi se lève et, d’un pas traînant, le visage défait, il montre: la porte de la courette criblée de balles, le muret détruit à moitié et les impacts de balles dans le mur et dans le sol.
«C’était le samedi 6 avril, vers 7h du soir. Les soldats se faufilaient de maison en maison. La porte leur résistait alors ils ont fait sauter le muret et ils nous ont dit de sortir ». Les femmes et les enfants sont alors enfermés dans une pièce attenante. Fathi, 63 ans, son fils Wadah, 36 ans, père de six enfants et son voisin Abdel Karim Saadi, 27 ans, restent debout dans la courette, face à quatre soldats.
«L’officier qu’ils appelaient Gabi, a demandé: qui est le propriétaire de cette maison? J’ai levé la main et alors ils ont tiré, affirme Fathi. Une rafale en arc de cercle. Miraculeusement, je n’ai pas été touché. Wadah et Abdel Karim eux sont fauchés. Ils n’étaient pas des combattants. Leur sang a imprégné mes vêtements. Je suis tombé avec eux et j’ai fait semblant d’être mort pendant deux heures».
Youssef, le père d’Abdel Karim, était derrière le muret avec les femmes et les enfants. «Quand les coups de feu ont retenti, dit-il, les soldats qui nous gardaient, se sont jetés à plat ventre car ils croyaient qu’on leur tirait dessus. Puis ils ont demandé à leurs collègues pourquoi ils avaient tiré. Ils ont répondu: «C’est Gabi qui nous l’a ordonné». Les deux corps sont restés dix jours allongés dans la courette, affirme Fathi. «On a appelé chaque jour l’hôpital. A chaque fois on nous a répondu que l’armée barrait le passage des ambulances».
55 cadavres de Palestiniens officiellement recensés
La vie reprend dans le camp de Jénine et, ce faisant, le flou qui entoure l’attaque israélienne se dissipe. Samedi dernier, le nombre de victimes palestiniennes officiellement recensées se chiffrait à 55. Des corps exhumés de la fosse commune où ils avaient été entassés pendant les combats ou tirés des décombres du camp que les bulldozers remuent depuis dix jours. Ce bilan est provisoire dans la mesure où beaucoup de réfugiés sont toujours portés disparus. La semaine dernière, le Croissant rouge palestinien avançait le chiffre de 90 personnes, en précisant qu’il pouvait s’agir aussi bien de réfugiés enfouis sous les gravats que de prisonniers dont l’armée n’aurait pas encore communiqué l’identité à la Croix rouge internationale. Ou bien encore d’habitants qui seraient restés dans les villages voisins de Jénine où ils avaient été expulsés par l’armée.
Il semble donc peu probable que le bilan final corresponde au «massacre» de deux cents ou trois cents personnes dénoncé au lendemain de l’attaque par les officiels palestiniens. D’après Peter Bouckaert, de l’organisation de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch, il devrait se situer «entre 50 et 80». Ce constat ne blanchit pas pour autant l’armée israélienne. Human Rights Watch et son homologue israélienne B’tselem font en effet état de violations flagrantes du droit de la guerre. Exécutions sommaires, tirs aveugles sur des zones habitées, utilisation de civils comme bouclier humain, entrave à la circulation des ambulances: les témoignages des réfugiés à ce sujet sont nombreux, consistants et convergents.
Pour l’instant, l’armée israélienne réfute en bloc. «Il y a eu des innocents pris dans les combats, j’en suis désolé, assure David Zangen, un médecin militaire, présent sur les lieux. Mais n’y a eu ni exécution, ni utilisation d’habitant comme bouclier humain». A rebours des témoignages du personnel de l’hôpital de Jénine et des habitants du camp, il martèle que «les ambulances ont pu circuler normalement». Il ajoute: «Ce camp était une machine à produire des terroristes (ndlr: une vingtaine d’auteurs d’attentats suicide étaient issus de Jénine). Nous devions faire ce que nous avons fait. Si nous avions voulu tuer des civils, nous n’aurions pas pris autant de précautions. On aurait bombardé le camp par avion. L’affaire aurait été réglée sans que nous ayons 23 morts». Pour Shimon Pérès, le ministre des Affaires étrangères israélien, qui s’exprimait le 22 avril au congrès de l’AIPAC (Américan Israel Public Affairs Committee), le très influent lobby américain pro-israélien, à Washington, l’attaque de Jénine a fait «50 morts, dont trois civils». Pas un de plus.
La comptabilité macabre tenue à jour par l’hôpital de Jénine indique pourtant le contraire. La plupart des morts sont certes des hommes, âgés de 20 à 45 ans, donc des combattants potentiels. Mais sur les 55 noms, on trouve également quatre femmes, âgés de 27, 48, 54 et 60 ans, sept garçons de moins de 20 ans, dont trois âgés de 13, ainsi que sept hommes âgés de plus de cinquante ans, dont un de 72 ans. Ce qui fait déjà, sauf exception, une quinzaine de victimes civiles «sûres». S’ajoute au moins une dizaine de cas d’hommes en âge de combattre, mais qui, aux dires de plusieurs témoins, n’auraient pas été tués les armes à la main. Autrement dit, pour près de la moitié des morts, le qualificatif de «combattant» est sinon erroné, du moins hasardeux. Le gouverneur de Jénine va plus loin: «Les morts sont pour la majorité des civils, moins de dix d’entre eux étaient des résistants», affirme Zoheir Manasrieh, qui cite «au moins six cas certains» d’exécutions sommaires: «Une balle dans la tête: les observations médicales recoupent les témoignages».
Ces accusations inquiètent au plus haut point l’armée israélienne. Ses experts juridiques planchent sur l’hypothèse que certains officiers de Tsahal soient inculpés pour crimes de guerre, à la faveur d’un déplacement à l’étranger. Pour la commission d’établissement des faits mandatée par l’ONU, et attendue sous peu en Israël, la partie sera délicate.
par Benjamin Barthe
Article publié le 29/04/2002