Congo démocratique
Kin la belle, Kin la poubelle…
Loin de sa splendeur passée, Kinshasa, l’une des villes les plus peuplées du continent vit aujourd’hui au rythme chaotique du pays. Pour les 5 à 7 millions de Kinois, la vie quotidienne s’apparente à un parcours du combattant.
De notre envoyé spécial à Kinshasa
Combien y a-t-il au juste d’habitants à Kinshasa? Cinq, six, sept millions? Personne ne peut répondre avec certitude. Le dernier recensement date d’il y a plus de dix ans: 4,5 millions d’habitants. Mais depuis, la donne a changé. La guerre civile a jeté des centaines de milliers de personnes sur les routes du pays et elles sont nombreuses à avoir trouvé refuge dans les immenses «cités» qui bordent la capitale.
Ce qui est sûr, c’est qu’à «Kin», il y a foule. Dès l’aube jusqu’à la nuit noire, des milliers et des milliers de personnes sillonnent les artères de la capitale congolaise. Ici, la marche est un sport obligé. Car il y bien longtemps que les transports en commun n’existent plus. Un fonctionnaire ou un employé de bureau peut faire plus de 20 km par jour, en complet veston, sous une chaleur de 35 degrés, pour se rendre à son travail. Seule solution, les petits bus privés, les voitures des amis ou l’auto-stop «amélioré»: d’un petit geste de la main, le piéton indique aux véhicules qui croisent son chemin la direction ou le quartier qu’il souhaite atteindre. Un langage des gestes que tout le monde connaît par cœur. Celui ou celle qui aura la chance de trouver une voiture —généralement un tas de tôles brinquebalant— devra ensuite affronter les cahots incessants provoqués par les nids-de-poule qui parsèment les chaussées défoncées.
Autre souci: trouver à manger. Dans leur immense majorité, les Kinois ne font qu’un seul repas par jour. C’est le dîner, composé en général de shikwan ou de foufou, à base de manioc et de maïs, de quelques légumes, d’œufs et parfois de poissons du fleuve. Les seuls aliments abordables. La viande, elle, reste un luxe. Certes, on en trouve au marché: bœuf, poulet, ou même crocodile et hippopotame, mais à des prix prohibitifs. Parfois plus de 2000 francs congolais du kilo, soit environ 7 euros. Or, le salaire moyen d’un fonctionnaire de base est d’environ 15 euros par mois… Un salaire qui permet tout juste d’envoyer ses enfants à l’école. Tous les trimestres, il faut payer le «minerval», les frais de scolarité. Sans compter les éventuels soins médicaux.
«Depuis que les barèmes ont été revus à la baisse, nous sommes devenus des mendiants», nous glisse ce fonctionnaire désabusé. Avec des centaines de collègues, il attend l’ouverture de la banque du Crédit agricole, pour toucher sa paie du mois de février. Un retard d’un mois, somme toute banal en Afrique, où de nombreux Etats ne peuvent plus payer leur administration. Mais malgré les arriérés, malgré ces maigres revenus, les fonctionnaires kinois mettent un point d’honneur à se rendre à leur travail chaque matin. Pour eux, cet emploi est déjà une chance. En effet, 80% de leurs concitoyens sont au chômage.
Le «système D» pour survivre
Le système économique, déjà déliquescent sous Mobutu, s’est effondré avec la guerre civile. Papa Daniel, chauffeur de 50 ans, dresse ce constat sévère: «les Belges ont mis 60 ans à construire ce pays et nous, nous avons mis 40 ans à le détruire. Autrefois, on parlait de Kin la belle. Aujourd’hui, c’est Kin la poubelle».
Le «secteur informel» est désormais érigé en système. Cette expression d’économistes distingués pourrait se traduire par «économie de survie», ou encore plus simplement par «système D», D comme débrouille… On achète des légumes ici, on va les revendre là-bas; on propose des cigarettes à l’unité; on revend des paquets de mouchoirs ou des stylos billes. A chaque fois, avec un petit bénéfice. Les petits marchands des rues se comptent par dizaines de milliers.
Et puis, il y a aussi les spéculations sur le change. A Kinshasa, comme dans tout le Congo, la seule vraie monnaie est le dollar américain. D’ailleurs, la rue où se concentre l’activité de change est surnommée «Wall Street»… Une activité essentiellement tenue par les femmes. Ces «mamans» jonglent avec des liasses de francs congolais et font la moue quand on leur propose des dollars «petites têtes», les billets verts ornés de petits portraits de président américains, remplacés depuis ces dernières années par les «grosses têtes», mais qui ont toujours cours légal. Ainsi, un billet de 20 dollars «petite tête», quand il n’est pas refusé, peut être changé en francs congolais en dessous du cours légal, à 17 ou 18 dollars, sous le faux prétexte qu’il n’a plus cours ou qu’il s’agit peut-être d’un billet contrefait. Les bénéfices de cette petite arnaque peuvent vite grimper…
Loin ce ces spéculations monétaires, il y a ceux qui se contentent de recueillir les petites coupures. Des billets de 10 ou 20 francs congolais, qui mis bout à bout, permettent de s’acheter de quoi ne pas mourir de faim. Ce sont les gamins des rues, qui survivent en mendiant ou en chapardant. Là aussi, aucun chiffre fiable. Ils sont sans doute des dizaines de milliers. A Kin, on les appelle les «shégués» ou les «phaseurs». Abandonnés, ou ayant fui leurs familles, ils vivent en bandes, comme celle dirigée par Blaise. Il dit avoir 15 ans. On lui en donnerait à peine 10. Avec lui, 4 autres gamins: Kitenge et Platini, 12 ans, Mikenda, 9 ans et le petit Christian, 6 ans, haut comme trois pommes.
Le soir, ils couchent dans l’arrière-salle d’une boucherie. Le propriétaire des lieux les laisse étendre leurs bouts de carton sur le sol encore baigné de sang. «Je vois de temps en temps ma famille, explique Blaise, je sais où est ma mère. Je suis parti il y a deux ans, car il n’y avait plus rien à la maison et je ne m’entendais pas avec mon beau-père.» Au sein de la bande, on partage tout. Et les bagarres sont fréquentes avec les autres groupes. Blaise et ses petits compagnons ont eu de la chance de tomber sur Freddy Mulongo. Cet ancien étudiant en théologie à Paris est revenu au pays pour y fonder une radio associative: Radio Réveil FM. Sur l’antenne, il donne la parole aux enfants des rues. En Lingala, la seule langue qu’ils parlent, ils déversent alors leurs émotions et leurs colères. Ensuite, Freddy les aide comme il le peut. Un coca, un peu à manger, quelques habits parfois. De petites aides ponctuelles qui sont autant de gouttes d’eau dans cet océan de misère sociale et affective.
Car l’Etat, lui, ne fait rien. Il n’en a pas les moyens et même du temps de Mobutu, on s’en lavait déjà les mains. C’est ainsi qu’on est arrivé à la deuxième, voire même à la troisième génération d’enfants des rue. Face à cette carence, c’est la société civile qui a pris le relais. Une société civile très active à Kinshasa, comme d’ailleurs dans l’ensemble du pays. Des dizaines d’associations de quartiers, d’ONG locales, de sociétés de défense des droits de l’homme, se sont ainsi fédérées, avec l’appui d’ONG internationales, pour venir en aide à ces enfants.
Survivre, c’est donc le maître mot à Kinshasa, pour l’immense majorité de la population. Une population qui n’a jamais vraiment connu la démocratie et qui n’a pas été consultée par ses dirigeants depuis 40 ans. Une population qui ne se fait guère d’illusions sur ses hommes politiques actuels. Malgré tout, les kinois gardent patience et surtout espoir. Ici, la vie se fait au jour le jour. Et de toute façon, demain ne pourra sans doute pas être pire qu’aujourd’hui.
Combien y a-t-il au juste d’habitants à Kinshasa? Cinq, six, sept millions? Personne ne peut répondre avec certitude. Le dernier recensement date d’il y a plus de dix ans: 4,5 millions d’habitants. Mais depuis, la donne a changé. La guerre civile a jeté des centaines de milliers de personnes sur les routes du pays et elles sont nombreuses à avoir trouvé refuge dans les immenses «cités» qui bordent la capitale.
Ce qui est sûr, c’est qu’à «Kin», il y a foule. Dès l’aube jusqu’à la nuit noire, des milliers et des milliers de personnes sillonnent les artères de la capitale congolaise. Ici, la marche est un sport obligé. Car il y bien longtemps que les transports en commun n’existent plus. Un fonctionnaire ou un employé de bureau peut faire plus de 20 km par jour, en complet veston, sous une chaleur de 35 degrés, pour se rendre à son travail. Seule solution, les petits bus privés, les voitures des amis ou l’auto-stop «amélioré»: d’un petit geste de la main, le piéton indique aux véhicules qui croisent son chemin la direction ou le quartier qu’il souhaite atteindre. Un langage des gestes que tout le monde connaît par cœur. Celui ou celle qui aura la chance de trouver une voiture —généralement un tas de tôles brinquebalant— devra ensuite affronter les cahots incessants provoqués par les nids-de-poule qui parsèment les chaussées défoncées.
Autre souci: trouver à manger. Dans leur immense majorité, les Kinois ne font qu’un seul repas par jour. C’est le dîner, composé en général de shikwan ou de foufou, à base de manioc et de maïs, de quelques légumes, d’œufs et parfois de poissons du fleuve. Les seuls aliments abordables. La viande, elle, reste un luxe. Certes, on en trouve au marché: bœuf, poulet, ou même crocodile et hippopotame, mais à des prix prohibitifs. Parfois plus de 2000 francs congolais du kilo, soit environ 7 euros. Or, le salaire moyen d’un fonctionnaire de base est d’environ 15 euros par mois… Un salaire qui permet tout juste d’envoyer ses enfants à l’école. Tous les trimestres, il faut payer le «minerval», les frais de scolarité. Sans compter les éventuels soins médicaux.
«Depuis que les barèmes ont été revus à la baisse, nous sommes devenus des mendiants», nous glisse ce fonctionnaire désabusé. Avec des centaines de collègues, il attend l’ouverture de la banque du Crédit agricole, pour toucher sa paie du mois de février. Un retard d’un mois, somme toute banal en Afrique, où de nombreux Etats ne peuvent plus payer leur administration. Mais malgré les arriérés, malgré ces maigres revenus, les fonctionnaires kinois mettent un point d’honneur à se rendre à leur travail chaque matin. Pour eux, cet emploi est déjà une chance. En effet, 80% de leurs concitoyens sont au chômage.
Le «système D» pour survivre
Le système économique, déjà déliquescent sous Mobutu, s’est effondré avec la guerre civile. Papa Daniel, chauffeur de 50 ans, dresse ce constat sévère: «les Belges ont mis 60 ans à construire ce pays et nous, nous avons mis 40 ans à le détruire. Autrefois, on parlait de Kin la belle. Aujourd’hui, c’est Kin la poubelle».
Le «secteur informel» est désormais érigé en système. Cette expression d’économistes distingués pourrait se traduire par «économie de survie», ou encore plus simplement par «système D», D comme débrouille… On achète des légumes ici, on va les revendre là-bas; on propose des cigarettes à l’unité; on revend des paquets de mouchoirs ou des stylos billes. A chaque fois, avec un petit bénéfice. Les petits marchands des rues se comptent par dizaines de milliers.
Et puis, il y a aussi les spéculations sur le change. A Kinshasa, comme dans tout le Congo, la seule vraie monnaie est le dollar américain. D’ailleurs, la rue où se concentre l’activité de change est surnommée «Wall Street»… Une activité essentiellement tenue par les femmes. Ces «mamans» jonglent avec des liasses de francs congolais et font la moue quand on leur propose des dollars «petites têtes», les billets verts ornés de petits portraits de président américains, remplacés depuis ces dernières années par les «grosses têtes», mais qui ont toujours cours légal. Ainsi, un billet de 20 dollars «petite tête», quand il n’est pas refusé, peut être changé en francs congolais en dessous du cours légal, à 17 ou 18 dollars, sous le faux prétexte qu’il n’a plus cours ou qu’il s’agit peut-être d’un billet contrefait. Les bénéfices de cette petite arnaque peuvent vite grimper…
Loin ce ces spéculations monétaires, il y a ceux qui se contentent de recueillir les petites coupures. Des billets de 10 ou 20 francs congolais, qui mis bout à bout, permettent de s’acheter de quoi ne pas mourir de faim. Ce sont les gamins des rues, qui survivent en mendiant ou en chapardant. Là aussi, aucun chiffre fiable. Ils sont sans doute des dizaines de milliers. A Kin, on les appelle les «shégués» ou les «phaseurs». Abandonnés, ou ayant fui leurs familles, ils vivent en bandes, comme celle dirigée par Blaise. Il dit avoir 15 ans. On lui en donnerait à peine 10. Avec lui, 4 autres gamins: Kitenge et Platini, 12 ans, Mikenda, 9 ans et le petit Christian, 6 ans, haut comme trois pommes.
Le soir, ils couchent dans l’arrière-salle d’une boucherie. Le propriétaire des lieux les laisse étendre leurs bouts de carton sur le sol encore baigné de sang. «Je vois de temps en temps ma famille, explique Blaise, je sais où est ma mère. Je suis parti il y a deux ans, car il n’y avait plus rien à la maison et je ne m’entendais pas avec mon beau-père.» Au sein de la bande, on partage tout. Et les bagarres sont fréquentes avec les autres groupes. Blaise et ses petits compagnons ont eu de la chance de tomber sur Freddy Mulongo. Cet ancien étudiant en théologie à Paris est revenu au pays pour y fonder une radio associative: Radio Réveil FM. Sur l’antenne, il donne la parole aux enfants des rues. En Lingala, la seule langue qu’ils parlent, ils déversent alors leurs émotions et leurs colères. Ensuite, Freddy les aide comme il le peut. Un coca, un peu à manger, quelques habits parfois. De petites aides ponctuelles qui sont autant de gouttes d’eau dans cet océan de misère sociale et affective.
Car l’Etat, lui, ne fait rien. Il n’en a pas les moyens et même du temps de Mobutu, on s’en lavait déjà les mains. C’est ainsi qu’on est arrivé à la deuxième, voire même à la troisième génération d’enfants des rue. Face à cette carence, c’est la société civile qui a pris le relais. Une société civile très active à Kinshasa, comme d’ailleurs dans l’ensemble du pays. Des dizaines d’associations de quartiers, d’ONG locales, de sociétés de défense des droits de l’homme, se sont ainsi fédérées, avec l’appui d’ONG internationales, pour venir en aide à ces enfants.
Survivre, c’est donc le maître mot à Kinshasa, pour l’immense majorité de la population. Une population qui n’a jamais vraiment connu la démocratie et qui n’a pas été consultée par ses dirigeants depuis 40 ans. Une population qui ne se fait guère d’illusions sur ses hommes politiques actuels. Malgré tout, les kinois gardent patience et surtout espoir. Ici, la vie se fait au jour le jour. Et de toute façon, demain ne pourra sans doute pas être pire qu’aujourd’hui.
par Frédéric Couteau
Article publié le 02/05/2002