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Afghanistan

Loya Jirga : la permanence des rivalités ethniques

A la veille de l’ouverture de la Loya Jirga (retardée pour des raisons logistiques), Aziz Fard, l’un des candidats pour la France, revient sur le processus de désignation des délégués et le cadre politique dans lequel s’inscrivent ses travaux. Entre «démocratie» et «cooptation».
RFI : Comment s’est déroulé le processus de désignation des délégués ?
Aziz Fard :
Il y a d’abord eu la décision de réunir cette Loya Jirga, prise pendant la réunion de Bonn (novembre-décembre 2001, NDLR). C’est Mohamad Ismaïl Qasemyar qui a été chargé, en tant que président de la «Commission de la Loya Jirga» de l’organiser. Il a parcouru les différentes villes, à la fois d’Afghanistan mais aussi du monde, pour apporter la bonne nouvelle et pour expliquer la façon dont elle sera organisée. Il était, entre autre, à Paris où nous l’avons écouté.

RFI : Selon quels critères la réunion a-t-elle été organisée ?
A.F. :
Il y a les critères et le but. D’abord le but c’est de passer de l’anarchie qui règne en Afghanistan depuis vingt-trois ans à une forme légale, à un Etat structuré sur des bases légales. La Loya Jirga, c’est un organe qui va donner de la légitimité au pouvoir, même si ses membres ne sont pas tout à fait élu comme il le faudrait, dans un premier temps. Le but est de légitimer et de structurer légalement l’appareil de l’Etat. Maintenant, pour la façon dont elle a été organisée, comme on se méfie de ce qui pourrait arriver avec les Afghans, ils ont choisi de demander aux gens des différentes localité électorales, des différents cantons disons, de présenter dix personnes afin que la Commission choisisse parmi elles qui sera le délégué du canton en question. Qasemyar a donc aussi demandé aux Afghans de France, qui ont droit à un délégué, de choisir dix personnes et de les présenter à la Commission de Kaboul afin qu’elle en désigne un. C’était la décision initiale, conforme à leur méthode. Mais, comme ici nous avons organisé les choses de façon très soigneuse et démocratique, ils ont décidé qu’il n’y aurait pas de nouvelle sélection par la Commission et que nous choisirions de façon souveraine notre délégué. Et donc les Afghans de France ont élu la personne (Akram Fazel, NDLR) qui les représente en Afghanistan.

RFI : Et en Afghanistan, comment s’est déroulé le processus de désignation ?
A.F. :
Je n’ai pas beaucoup d’informations sur la façon dont ça s’est déroulé, mais j’ai des informations sur la façon dont ils voulaient que ça se déroule. Le principe était que, là où c’est possible, des élections soient organisées. Tout le monde a pu se porter candidat. Chaque candidat disposait d’une boîte avec sa photo, car il y a beaucoup d’analphabètes en Afghanistan, et chacun a déposé son bulletin dans la boîte de son choix. En fin de compte, les dix qui ont obtenu le meilleur score ont été présentés à la Commission, à Kaboul. Et c’est elle qui a opéré le choix final du délégué. C’est à la fois démocratique parce que les gens ont voté et, en même temps, pas très démocratique car, parmi les dix personnes désignées par les gens, c’est la Commission qui a fait le choix de l’élu.

RFI : Pourquoi la commission s’est-elle réservée le droit de choisir en dernier lieu ?
A.F. :
Ils le disaient de façon assez clair: «ça ne peut pas être tout à fait démocratique étant donné l’état du pays, étant donné les tensions: c’est un pays en guerre». Alors ils ont essayé de mettre une petite dose de démocratie mais, en même temps, une dose de sécurité. Ils se sont réservés le droit d’intervenir dans le choix final pour écarter les éléments les plus troublants, les plus durs. C’était prévu comme ça dès le début. Ca n’avait pas de prétention à 100% démocratique, dès le début.

RFI : Il y a trois cent quatre-vingt un districts. Chacun a délégué un certain nombre de candidats. Mais la totalité de la Loya Jirga n’est pas constitué uniquement des délégués des trois cent quatre-vingt un district ?
A.F. :
Il y en a déjà une bonne partie «désignée d’office». Le gouvernement choisi un certain nombre de personnes. Tous les membres du gouvernement font partie d’office de la Loya Jirga. En ce qui concerne la représentation directe de la population, il y a deux cas de figure. Ou bien on est en situation de paix et on peut organiser des élections: c’est une situation semi-démocratique car les gens ont voté pour dix personnes et la commission en a choisi une. Ou bien c’est une situation trouble, où la sécurité n’est pas assurée pour que se tiennent des élections et, à ce moment-là, la décision était claire dès le début: on ne fait pas d’élections et la Commission choisit selon ses propres critères qui représente la localité en question. A ce moment-là ce n’est pas démocratique du tout. Mais, même dans le premier cas de figure, ce n’est qu’à moitié démocratique.

RFI : Est-ce que, selon vous, le processus a offert toutes les garanties de liberté d’expression et de participation ?
A.F. :
Vous savez, en Afghanistan, on n’en est pas là. On ne peut pas avoir toutes les garanties. Si on a une chance d’avoir la liberté d’expression, on est déjà content! Je pense que cette Loya Jirga donne une chance à l’Afghanistan de faire un pas dans le bon sens. Ca ne garantit rien du tout à mon avis. On peut l’analyser de tous les côtés et tirer les conclusion que, d’une part, «c’est démocratique» et que, d’autre part, «c’est arbitraire». Ensuite on verra bien au niveau du contenu. Je pense que, dans ce domaine, ça ne sera pas très évident non plus. Mais, par contre, ce qui est bien c’est que ça donne quand même une chance à des gens de s’exprimer et que des décisions soient prises pour aller dans le bon sens. Mais il n’est pas question de garanties du tout dans ce processus!

RFI : La question de fond est de savoir si cette assemblée disposera de la légitimité indispensable à l’accomplissement de sa mission ?
A.F. :
De part sa constitution, le seul intérêt de cette assemblée c’est le nombre de personnes invitées, qui peut lui donner un certain crédit, une certaine légitimité. Et puis la provenance des gens: tous ces délégués sont censés représenter leurs localités d’origine. Il y aura mille cinq cent une personnes de provenance très variée. Par contre, ça n’a pas de légitimité démocratique et ça n’a pas non plus la prétention d’en avoir. Et donc, ce n’est pas une Loya Jirga censée prendre des décisions fondamentales sur l’Afghanistan. Elle n’a que le devoir de reconduire un pouvoir provisoire et ça s’arrête là. Et parallèlement à ce pouvoir provisoire, il y aura une autre commission, d’une autre Loya Jirga qui , elle, sera chargée d’organiser des élections véritablement démocratiques. Et cette autre Loya Jirga (fin 2003, NDLR), pour peu qu’elle soit organisée comme il faut, avec des élections, aura toute la légitimité pour prendre des décisions qui engageront l’avenir du pays. C’est un «tour de chauffe», si vous voulez.

«Les repères politiques sont pollués par la grille ethnique»

RFI : Mais cette Loya Jirga, qui a en charge de mettre le pays sur des rails démocratiques, n’est-elle pas sous influences tribale, religieuse, guerrière, voire mafieuse ?
A.F. :
C’est tout l’Afghanistan qui est sous ces influences. Donc, fatalement, la Loya Jirga est aussi sous ces influences bien sûr. De toute façon il y a un pouvoir dispersé entre les chefs moudjahidines, d’une part, ceux qui sont soutenus par les armées étrangères, d’autre part, et ceux qui, potentiellement, sont là pour investir financièrement. Il y a tous ces pouvoirs dispersés et non-structurés. Cette Loya Jirga pourra-t-elle mettre un peu d’ordre dans tout ça ? C’est ce que tout le monde souhaite. Maintenant il ne faut pas non plus attendre des miracles. Je pense que ce n’est qu’un élément dans l’avancée du débat politique en Afghanistan. La spécificité du débat politique en Afghanistan, c’est qu’il n’y a pas de débat politique parce que le champs et les repères politiques sont pollués par la grille ethnique. Les vingt-trois années de guerre ont conduit les gens à se replier sur leur «côté naturel», c’est à dire sur leur clan et leur ethnie. Même en France on n’a pas voté «politique», on a voté «ethnique». D’ici à ce qu’il y ait un débat politique en Afghanistan, il y a déjà un long chemin à faire.

Pour le moment, la grande crainte des gens c’est le dosage ethnique (au sein du Pouvoir, NDLR). (…) Je suis optimiste: à mon avis cette Loya Jirga pourra remplir sa mission. Elle est plutôt simple. Ma crainte est que, au contraire, elle aille au-delà de la mission qui lui est confiée. Si elle commence à fixer l’avenir politique du pays, alors qu’elle n’est pas habilitée à le faire, alors ça pourrait mal se passer pendant les travaux, ou provoquer un désintérêt ou un dégoût après la réunion. Mais il faudra beaucoup de choses pour remettre l’Afghanistan sur pieds et cette Loya Jirga n’est pas la panacée: c’est un élément parmi d’autres. Est-ce qu’à terme les choses se passeront bien ? Là j’ai, par contre, plus de réserves et de doutes parce qu’organiser des élections, même dans deux ans, dans un pays qui se trouve dans cet état-là, ce n’est pas évident du tout. Faire quoi que ce soit de «centralisé», c’est pas évident en Afghanistan! Organiser des élections, ce n’est pas dans la mentalité, ni même dans les habitudes des Afghans. Donc, on a le temps, on n’est pas tenu à l’impossible, mais les gens de la future Commission seront jugés sur leurs travaux dans ce sens. C’est encore trop tôt pour les juger maintenant. On sait que la tâche sera rude.

RFI : Vous êtes vous-même un candidat malheureux à la désignation…
A.F. :
«Malheureux», non!

RFI : Malchanceux ?
A.F. :
Même pas malchanceux. J’ai fini dernier de la liste, mais j’ai atteint mon objectif.

RFI : Quel objectif ?
A.F. :
Mon objectif était de ramener le débat sur le plan politique. Je savais que j’avais peu de chance d’être élu, ni même de faire un bon score car je connais bien la grille politique des Afghans: d’abord et avant tout, ethnique. Les Pachtounes votent pour un Pachtoune, les Hazaras votent pour un Hazara, etc. Moi-même je ne représente aucune ethnie. En fait, je ne suis pas connu comme tel. Donc mon objectif était de poser les questions. J’ai eu quand même un succès d’estime car j’étais le seul à poser des questions politiques alors que les autres se sont contentés de rassembler leurs troupes. J’ai eu un peu de voix. J’aurais pu en avoir un peu plus si j’avais été plus démagogue. Je ne le regrette pas parce que tout a un prix. Je préfère 1% sans démagogie que 5% avec démagogie.



par Propos recueillis par Georges  Abou

Article publié le 10/06/2002