Maroc
Une «caravane» contre la détention arbitraire
Les 1er et 2 juin, familles de disparus et militants des Droits de l’Homme se sont recueillis à la porte du bagne secret de Kelaât M’gouna, dans le Haut Atlas, afin que la lumière soit faite sur les disparitions forcées au Maroc.
De notre correspondante à Rabat
«Vérité ! Vérité ! Aujourd’hui ou demain, nous saurons ce qui s’est passé derrière ces murs !» L’appel accompagnait les poings qui ont frappé, quelques instants durant, sur la porte close de la prison secrète de Kelaât M’gouna, samedi 1er juin, à la nuit tombée.
C’est pour que les portes de tous les centres de détention livrent enfin leurs secrets que quelque 400 militants ont tenu un sit-in dans la petite localité de la vallée du Dadès, à 70 km, à l’est de Ouarzazate. Kelaât M’gouna, «la ville des roses» est dominée par une forteresse, ancienne caserne de l’armée coloniale française, entourée de mystère. La piste qui y conduit est interdite à toute circulation, gardée par les «forces auxiliaires», la police militaire. Ceux qui y travaillent sont étrangers à la commune et, dit-on, régulièrement relevés.
Les trois ONG qui avaient organisé «la caravane de la vérité», ce 1er week-end de juin, ont pourtant obtenu des autorités l’autorisation de manifester à la porte même du bâtiment. Signe que les temps changent ? Peut-être, mais la vérité sur «les années de plomb» (1965-1990), n’en est qu’à ses débuts.
«Mon fils, Ahmed Atkou, a disparu en 1974. Il était en terminale, c’était un élève brillant. J’ai aujourd’hui 70 ans, cela fait 28 ans que j’attends de ses nouvelles. Ma famille est pauvre, mais je refuse d’être indemnisé, je veux savoir où est mon fils.» Des témoignages comme celui-ci, il y en eut des dizaines devant les murs du bagne. Mohamed Nadrani, qui vit aujourd’hui en France, a lui aussi fait le voyage vers Kelaât M’gouna où il fut détenu plusieurs années. Lui et ses deux co-locataires ont été arrêtés le 12 avril 1976, à Rabat. Etudiants, militants d’extrême gauche, ils seront détenus de façon arbitraire jusqu’en 1984. Torturés, ils vivront les yeux bandés et les mains menottées durant toutes ces années, au gré des transferts d’un centre de détention à un autre. Mohamed est ainsi passé du «Complexe» de Rabat, au bagne d’Agdz, au sud de Ouarzazate, le plus terrible, parce que la famine s’y ajoute aux tortures quotidiennes, d’où il sera transféré, en 1980, à Kelaât M’gouna. Le 31 décembre 1984, il sera retrouvé errant, vêtu comme un clochard, à Errachidia, à quelque 200 km à l’est de Kelaât M’gouna. Il vient d’être libéré, après un long trajet en voiture, les yeux bandés. On l’a muni d’un billet de 100 dirhams, qu’il se débrouille…
Les témoignages se multiplient devant la porte close, ce samedi-là : anciens détenus politiques dont l’histoire ressemble à celle de Mohammed Nadrini, rescapés de Tazmamart, où ont été retenus durant 18 ans des militaires arrêtés après les coups d’État de 1971 et 1972, et des familles, sans nouvelles d’un de leur proche depuis plusieurs années.
Le témoignage des rescapés
Les militants des différentes organisations qui oeuvrent dans le domaine des Droits de l’Homme au Maroc réclament que la vérité soit dite sur ces disparitions et détentions arbitraires, sur ces militants soustraits de la société, sans même un simulacre de procès la plupart du temps. Les bougies éclairent le portrait des disparus, parfois des dessins maladroits faits après coup, parfois une simple photo d’identité agrandie dans un flou pathétique. Des petits bouts de vie auxquels on se raccroche coûte que coûte.
En matière de détention arbitraire, le Maroc fait figure d’exception, dans la mesure où ceux qui cherchent à établir la vérité peuvent s’appuyer sur des témoignages de rescapés. «Une situation unique au monde», précise la représentante du «Réseau Mondial de Solidarité des mères, épouses, sœurs, filles, proches de Personnes enlevées et disparue», association dont le siège se trouve à Liège, en Belgique. Cette exception a suscité les interrogations des militants et en particulier du Forum pour la Vérité et la Justice, qui organisait la «Caravane de la Vérité» avec l’AMDH (Association Marocaine des Droits Humains) et l’OMDH (Organisation Marocaine des Droits de l’Homme). Pour Khadija Rouissi, sœur du plus ancien disparu marocain, cette politique de libération de certains détenus vise à maintenir la terreur, en prolongeant le calvaire à l’extrême.
Aussi douloureuse soit la situation de ceux «qui en sont revenus», leurs témoignages sont précieux. Grâce à eux, un plan de la prison secrète de Kelaât M’gouna a pu être établi, d’autres bagnes localisés, des tortionnaires nommés. Grâce à eux, il est parfois possible de suivre la trace d’un disparu. Un travail de recoupement qui permet, par exemple, la manifestation de ce week-end.
Si tous les organisateurs sont d’accord sur l’essentiel, à savoir établir la vérité sur ces années noires du Maroc, restituer les dépouilles aux familles qui n’ont jamais pu entamer leur deuil, et libérer les détenus qui sont encore vivants, le traitement des responsables reste problématique.
A quel niveau déterminer les responsabilités entre exécutant et ordonnateur ? Quelles sanctions prendre ? Et surtout quelle juridiction est à même de s’en charger ?
Le FVJ se prononce contre l’impunité et réfléchit à des résolutions «équitables et juste », l’AMDH, plus radicale, demande que soient jugés les tortionnaires dont elle a publié les listes, l’OMDH, organisation officielle, pense qu’à l’heure actuelle la question n’est pas en mesure d’être posée. Tous s’accordent cependant sur la lutte pour l’établissement de la vérité, afin que de pareilles exactions ne puissent se reproduire au Maroc. C’est également le premier souhait des familles, qui ne souhaitent pas de vengeance, mais un traitement du problème dans l’optique de «plus jamais ça».
«Vérité ! Vérité ! Aujourd’hui ou demain, nous saurons ce qui s’est passé derrière ces murs !» L’appel accompagnait les poings qui ont frappé, quelques instants durant, sur la porte close de la prison secrète de Kelaât M’gouna, samedi 1er juin, à la nuit tombée.
C’est pour que les portes de tous les centres de détention livrent enfin leurs secrets que quelque 400 militants ont tenu un sit-in dans la petite localité de la vallée du Dadès, à 70 km, à l’est de Ouarzazate. Kelaât M’gouna, «la ville des roses» est dominée par une forteresse, ancienne caserne de l’armée coloniale française, entourée de mystère. La piste qui y conduit est interdite à toute circulation, gardée par les «forces auxiliaires», la police militaire. Ceux qui y travaillent sont étrangers à la commune et, dit-on, régulièrement relevés.
Les trois ONG qui avaient organisé «la caravane de la vérité», ce 1er week-end de juin, ont pourtant obtenu des autorités l’autorisation de manifester à la porte même du bâtiment. Signe que les temps changent ? Peut-être, mais la vérité sur «les années de plomb» (1965-1990), n’en est qu’à ses débuts.
«Mon fils, Ahmed Atkou, a disparu en 1974. Il était en terminale, c’était un élève brillant. J’ai aujourd’hui 70 ans, cela fait 28 ans que j’attends de ses nouvelles. Ma famille est pauvre, mais je refuse d’être indemnisé, je veux savoir où est mon fils.» Des témoignages comme celui-ci, il y en eut des dizaines devant les murs du bagne. Mohamed Nadrani, qui vit aujourd’hui en France, a lui aussi fait le voyage vers Kelaât M’gouna où il fut détenu plusieurs années. Lui et ses deux co-locataires ont été arrêtés le 12 avril 1976, à Rabat. Etudiants, militants d’extrême gauche, ils seront détenus de façon arbitraire jusqu’en 1984. Torturés, ils vivront les yeux bandés et les mains menottées durant toutes ces années, au gré des transferts d’un centre de détention à un autre. Mohamed est ainsi passé du «Complexe» de Rabat, au bagne d’Agdz, au sud de Ouarzazate, le plus terrible, parce que la famine s’y ajoute aux tortures quotidiennes, d’où il sera transféré, en 1980, à Kelaât M’gouna. Le 31 décembre 1984, il sera retrouvé errant, vêtu comme un clochard, à Errachidia, à quelque 200 km à l’est de Kelaât M’gouna. Il vient d’être libéré, après un long trajet en voiture, les yeux bandés. On l’a muni d’un billet de 100 dirhams, qu’il se débrouille…
Les témoignages se multiplient devant la porte close, ce samedi-là : anciens détenus politiques dont l’histoire ressemble à celle de Mohammed Nadrini, rescapés de Tazmamart, où ont été retenus durant 18 ans des militaires arrêtés après les coups d’État de 1971 et 1972, et des familles, sans nouvelles d’un de leur proche depuis plusieurs années.
Le témoignage des rescapés
Les militants des différentes organisations qui oeuvrent dans le domaine des Droits de l’Homme au Maroc réclament que la vérité soit dite sur ces disparitions et détentions arbitraires, sur ces militants soustraits de la société, sans même un simulacre de procès la plupart du temps. Les bougies éclairent le portrait des disparus, parfois des dessins maladroits faits après coup, parfois une simple photo d’identité agrandie dans un flou pathétique. Des petits bouts de vie auxquels on se raccroche coûte que coûte.
En matière de détention arbitraire, le Maroc fait figure d’exception, dans la mesure où ceux qui cherchent à établir la vérité peuvent s’appuyer sur des témoignages de rescapés. «Une situation unique au monde», précise la représentante du «Réseau Mondial de Solidarité des mères, épouses, sœurs, filles, proches de Personnes enlevées et disparue», association dont le siège se trouve à Liège, en Belgique. Cette exception a suscité les interrogations des militants et en particulier du Forum pour la Vérité et la Justice, qui organisait la «Caravane de la Vérité» avec l’AMDH (Association Marocaine des Droits Humains) et l’OMDH (Organisation Marocaine des Droits de l’Homme). Pour Khadija Rouissi, sœur du plus ancien disparu marocain, cette politique de libération de certains détenus vise à maintenir la terreur, en prolongeant le calvaire à l’extrême.
Aussi douloureuse soit la situation de ceux «qui en sont revenus», leurs témoignages sont précieux. Grâce à eux, un plan de la prison secrète de Kelaât M’gouna a pu être établi, d’autres bagnes localisés, des tortionnaires nommés. Grâce à eux, il est parfois possible de suivre la trace d’un disparu. Un travail de recoupement qui permet, par exemple, la manifestation de ce week-end.
Si tous les organisateurs sont d’accord sur l’essentiel, à savoir établir la vérité sur ces années noires du Maroc, restituer les dépouilles aux familles qui n’ont jamais pu entamer leur deuil, et libérer les détenus qui sont encore vivants, le traitement des responsables reste problématique.
A quel niveau déterminer les responsabilités entre exécutant et ordonnateur ? Quelles sanctions prendre ? Et surtout quelle juridiction est à même de s’en charger ?
Le FVJ se prononce contre l’impunité et réfléchit à des résolutions «équitables et juste », l’AMDH, plus radicale, demande que soient jugés les tortionnaires dont elle a publié les listes, l’OMDH, organisation officielle, pense qu’à l’heure actuelle la question n’est pas en mesure d’être posée. Tous s’accordent cependant sur la lutte pour l’établissement de la vérité, afin que de pareilles exactions ne puissent se reproduire au Maroc. C’est également le premier souhait des familles, qui ne souhaitent pas de vengeance, mais un traitement du problème dans l’optique de «plus jamais ça».
par Isabelle Broz
Article publié le 03/06/2002