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Développement durable

A la recherche d'eau potable

Les squatters de Porto Romano, un site gravement pollué des alentours de Durrës, sur la côte albanaise, n’ont qu’un souci : obtenir de l’eau potable. Ce site est considéré comme l’une des principales sources de pollution en Albanie et sur les bords de la Mer Adriatique.
Thellëza Dalipi mène un combat quotidien, celui de la survie. Le reste n’a guère d’importance. Cette jeune femme de 27 ans est originaire de Peshkopi, dans les montagnes du Nord de l’Albanie. En 1997, elle est venue tenter la fortune à Durrës, le principal port du pays. Depuis, elle fait partie des centaines de squatters qui vivent dans l’un des sites les plus pollués d’Albanie.

À l’époque communiste, l’armée interdisait tout accès aux abords de l’usine de pesticides et d’engrais de Porto Romano, dans la banlieue de Durrës. En 1992, l’usine a cessé toute activité et elle a été entièrement démantelé durant les émeutes qui ont ravagé l’Albanie au printemps 1997. «Les premiers arrivés étaient des gens de Tropojë. Eux aussi viennent des montagnes du Nord, mais à Tropojë, il n’y a que des brigands. La plupart ont fui à cause de vengeances de sang, et ils sont tous armés», explique Thellëza. «Ils ont pris les briques pour construire leurs maisons, et nous avons dû nous installer dans les ruines de l’usine». Thellëza et sa famille se sont installés dans une petite maisonnette à peu près intacte, qui jouxte l’un des anciens bâtiments de l’usine dont il ne reste plus que l’armature de béton. Dès que l’on s’approche du quartier, une lourde odeur de chlore et de produits chimique prend à la gorge. Il suffit de gratter le sol pour voir apparaître d’étranges résidus orangés, sous une mince couche de terre. L’eau est bien sûr impropre à la consommation.

«J’avais des moutons, chaque fois qu’ils ont bu de l’eau, ils sont morts presque aussitôt», commente Thellëza. Les squatters ont pourtant percé un puits, qui sert uniquement à arroser un petit jardin : «j’ai mis des fleurs, mais je ne plante pas de légumes, ce serait trop dangereux». Les deux enfants de Thellëza picorent pourtant les grains de raisin, à peine mûrs, de la treille qui se développe devant la porte d’entrée. «Je dis aux enfants de ne pas en manger, mais comment les empêcher ?»

Terrain de jeu

Pour Argjent, 7 ans, et son frère Renato, 4 ans, les ruines de l’usine abandonnée, les flaques de goudron et les monticules de résidus chimiques laissés à l’abandon dessinent un fantastique terrain de jeu. Retards de croissance, maladies de peau, leucémies : les risques auxquels s’exposent les squatters de Porto Romano sont parfaitement connus des experts de l’Agence des Nations Unies pour l’environnement (UNEP) et de la Banque mondiale, qui envisagent depuis plusieurs années une réhabilitation du site. Le danger de pollution ne concerne pas que les habitants directs du site : le sous-sol et les nappes phréatiques sont gravement pollués, et les rejets dans la Mer Adriatique mettent en danger tout l’éco-système de la côte albanaise.

Comme la plupart des autres squatters, le mari de Thellëza vend sa force de travail à la journée, à l’entrée du site de Porto Romano. «Le travail, c’est la loterie, il faut partir tous les jours à 6 heures, mais tu peux être content si tu trouves du travail un jour sur trois. Pour la journée, mon mari touche 1000 leks (10 CHF). Quand il travaille, il est de bonne humeur, sinon, ça ne va pas. En Albanie, les hommes sont toujours violents, mais ici, à Porto Romano, ils deviennent encore plus violents». «Nous savons très bien que le site est pollué, et que nous mettons notre santé en danger, mais où aller ? Dans le nord, la misère est bien plus grande encore», explique Thellëza. Elle confie une seule crainte : que le site de Porto Romano soit fermé sans que l’on propose de relogement dans la région aux squatters.

Le site de Porto Romano semble concentrer toutes les misères de l’Albanie contemporaine. La plus proche voisine de Thellëza, qui s’est installée dans l’ancienne baraque des gardiens de l’usine, est originaire de la ville même de Durrës, mais elle a été ruinée par la faillite des pyramides financières, en 1997, et elle a dû vendre son appartement. Cependant, les gens du Nord sont les plus nombreux, témoins du phénomène massif d’exode rural qui frappe l’Albanie depuis une décennie.
«Les habitants de Durrës nous regardent comme des sauvages, nous, les gens du Nord. Ils nous traitent de Tchétchènes», explique Thellëza. «Pour eux, nous sommes tous des mafieux. Pourtant, les gens de Durrës ont plus profité que nous de la guerre au Kosovo».

Pour Thellëza, les événements du Kosovo se réduisent à une question simple : qui a réussi à gagner de l’argent en accueillant des réfugiés ou en travaillant pour des organisations humanitaires internationales? «Tout le monde voulait aider les Kosovars. Pourtant, nous, les Albanais d’Albanie, nous sommes bien plus pauvres qu’eux». Et toute évocation de la «Grande Albanie» n’attire qu’un hochement d’épaule énervé : «ça, ce sont les discours des politiciens qui ont ruiné leur propre pays, qui ont détruit l’Albanie. Je ne veux pas la Grande Albanie, je veux de l’eau potable».



par Jean-Arnault  Dérens

Article publié le 24/08/2002