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Comores

Les «Je-viens», ces immigrés qui rentrent au pays

Les «Je-viens» sont les Comoriens installés en France, revenant au pays en vacances. Il s’agit d’un surnom que leur donnent leurs compatriotes. Ils symbolisent pour beaucoup la réussite: une image positive essentiellement liée aux largesses consenties par leur bourse durant la période de séjour au pays natal.
De notre correspondant à Moroni

Juillet, août et septembre sont leurs mois de prédilection. Ils arrivent pour une durée d’un ou deux mois de vacances, dépensent leurs économies sans compter (pour construire des maisons ou faire la fête), jouent aux touristes américains (sur les plages ou en boîte de nuit), promettent monts et merveilles à leurs familles restées au pays et surtout jugent désastreuse la gestion d’un pays de plus en plus accablé par les crises, économique et politique. Ce qui provoque le courroux de leurs compatriotes: «Ils se croient supérieurs, parce qu’ils vivent à l’extérieur et gagnent plus d’argent que nous. C’est nous qui vivons les problèmes du pays et ce sont eux qui veulent nous donner des notes de bonne conduite. Ils s’érigent sans cesse en donneurs de leçons et c’est trop facile. Dans ce cas, qu’ils reviennent se débattre avec la situation à nos côtés et nous verrons s’ils tiendront longtemps», s’emporte un jeune policier de Saïd Ibrahim, en poste à l’aéroport international par où transitent tous les «Je-viens» sur le retour vers les trois îles indépendantes de l’archipel des Comores.

Les Comoriens reprochent globalement aux «Je-viens» une tendance à vouloir «maîtriser» les enjeux d’une réalité nationale, qu’ils ne vivent plus directement, étant donné leur séjour prolongé à l’étranger, ainsi que leur volonté de faire croire à une réussite professionnelle en Europe. Dans le premier cas, les «Je-viens» paraissent -il est vrai- quelques peu dépassés par les mutations en cours dans le pays natal. La plupart ont du mal à appréhender le nouvel ensemble comorien constitué cette année sous la présidence du colonel Azali, et suite à l’avènement du front séparatiste anjouanais.

Par ailleurs, leurs compatriotes semblent de plus en plus au courant de la dure vie d’immigré menée en France. «Beaucoup donnent l’impression d’avoir réussi, avec leurs costumes, leurs bagnoles et leurs devises. Alors qu’ils font la plonge, matin, midi et soir à Dunkerque, Marseille ou Paris, vivent clandestinement pour la plupart, dans des espaces exigus et mangent mal pour économiser un max, afin de venir jouer les pachas ici une fois tous les trois ou cinq étés. Les «Je-Reste» (appellation donnée à ceux qui ne sont jamais partis du pays) sont maintenant au courant de cette vie. Désormais, «Je-viens» égale «fabulation» pour beaucoup», raconte Mohamed, étudiant en sciences humaines à Marseille.

Un «Je-viens» dépense en moyenne 2000 à 3000 euros par séjour

Le décalage est énorme entre les deux «mondes». Néanmoins, il est bien vu d’être un «Je-viens» qui soutient sa famille. Beaucoup parmi eux envoient de petites sommes d’argent mensuellement (entre 100 et 300 euros pour ceux qui ont des revenus réguliers). Ils représentent ainsi une sorte de «bouffée d’air frais» dans les budgets des familles. Au change, un euro vaut 492 francs comoriens. Le calcul est simple. Le PIB par tête d’habitant stagne ici largement en dessous des 500 euros par an. Or chaque «Je-viens» dépense en moyenne 2 000 à 3 000 euros en loisirs pour un séjour d’un mois au pays, lors de la période dite des grandes vacances. Sorties, mariages, fêtes rituelles, les occasions ne manquent pas... «C’est un cercle vicieux. Un Comorien, rentré au pays sans dépenser le moindre sou de façon exagérée, est vite considéré comme un raté. Les gens lui manquent de respect. On le catalogue. On le méprise. Les gens vont jusqu’à l’éviter. C’est pour ça que certains se tuent à économiser, afin de paraître riche et heureux durant leur séjour», avoue Ahmed A., employé à la Voirie de Paris, de passage en Grande Comore. Revenir de France oblige donc à tenir un rang.

Sur la grande île de l’Archipel, les «Je-viens» sont surtout célébrés pour leur pratique du «grand mariage» (Anda). Un rituel traditionnel coûteux qui autorise le marié à prendre place parmi les notables, classe sociale à qui reviennent certaines des plus grandes décisions de village ou de région. Sur ce plan, les «Je-viens» symbolisent la course au mariage le plus cher. Dans un pays où le salaire moyen d’un cadre avoisine les 200 euros par mois, un Comorien de France peut débourser, ne serait-ce que pour la dot de son mariage, près de 20 000 euros, sans parler du reste. Un grand mariage, qui représente tout un ensemble de rendez-vous festifs, peut atteindre le triple de ce chiffre en dépenses totales, voire nettement plus (surtout lorsqu’il y a construction d’une demeure nuptiale).

Ce sont ces immigrés en vacances qui ont d’ailleurs imposé l’expression «mahaba ya outou» (les amours sans lendemains du mois d’août) dans l’opinion. C’est la période en effet où ils débarquent les plus nombreux et durant laquelle ils promettent le plus de miracles aux jeunes filles en attente d’un prince charmant. La légende va ainsi son chemin. Un «Je-viens» amoureux promet toujours des jours meilleurs à sa future fiancée, avec une promesse d’aller vivre en France à la clé. La France, d’où arrive la manne financière qui a permis à l’île de la Grande Comore de garder son rang de place forte de l’Archipel. Car il est une chose que les détracteurs de «Je-viens» oublient de reconnaître par moment. De leur lointain exil, ces derniers s’organisent en associations ou en clubs, afin de soutenir des projets de reconstruction du pays. Extension de route, installation de téléphone dans des coins reculés, soutien de la lutte contre les épidémies, constructions de foyers culturels au village…

Seul inconvénient de cette dynamique communautaire et solidaire: rares sont les placements financiers sur le long terme (création d’entreprise par exemple). Ne sont retenus que des projets de développement à caractère collectif et à portée uniquement sociale, où la notion de rentabilité économique n’entre absolument pas en jeu dans l’immédiat. Des ONG sur place aux Comores tentent aujourd’hui de récupérer cette manne et de l’exploiter autrement. En attendant de voir se multiplier ce type d’enjeu, les derniers «Je-viens» de l’été 2002 se contentent de jouer aux princes de la saison. Quelques uns vont même jusqu’à rêver d’une petite place dans la gestion politique du pays, en se réclamant de ce qu’ils appellent désormais la cinquième île de l’Archipel: la France. «Au fond, nous dit un journaliste, on les aime bien. Car ils sont devenus notre attraction principale, lors des grandes vacances». Difficile en effet d’imaginer un seul instant les mois de juillet, août et septembre sans ces personnages haut en couleurs, qui roulent les «r» en parlant le français pour mieux se distinguer. «On s’ennuierait ferme, ajoute notre interlocuteur. Leur présence nous met un peu de baume au cœur. Et c’est vrai qu’on les envie un peu. Il suffit d’aller à l’ambassade de France pour voir le nombre de Comoriens qui souhaitent les rejoindre en Europe pour s’en convaincre».



par Soeuf  Elbadawi

Article publié le 08/09/2002