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Hongrie

Allô, Docteur Freud ? Ici Dracula...

La copie a disparu mais on a retrouvé le scénario du premier film tourné sur Dracula. Réalisé en 1920-1921 par le cinéaste hongrois Karoly Lajthay, «La mort de Dracula» campe un séducteur fou, pensionnaire d'un asile d'aliénés à proximité de Vienne. Dracula n'y est pas représenté comme un vampire mais comme un Barbe-Bleue moderne. La jeune héroïne a, elle, des rêves très freudiens.
De notre correspondante à Budapest

C'est au fond d'une bibliothèque budapestoise que Jenِ Farkas, universitaire hongrois, a retrouvé le scénario du premier film réalisé sur Dracula. Sorti en 1921, écrit et tourné par le cinéaste hongrois Karoly Lajthay et son assistant Mihaly Kertész –qui deviendra plus tard Michael Curtiz à Hollywood–«La mort de Dracula» est la première adaptation à l'écran du roman de Bram Stoker. L'oeuvre est antérieure au film muet «Nosferatu» de Murnau (1922) –comme l'atteste Philippe Ross dans son livre «Dracula» (1990)– mais on pensait qu'il n'en subsistait aucune trace.

Voilà donc, exhumé d'étagères poussiéreuses, un Dracula peu commun, interprété par le célèbre comédien viennois Paul Askonas qui en fit «un être fantastique, une sorte de Barbe bleue moderne, prodigieux et énigmatique à la fois» selon un critique de l'époque.

Loin d'être un vampire assoiffé de sang, Dracula est ici brossé sous les traits d'un violent séducteur. L'action se déroule dans un asile d'aliénés où Dracula, musicien et compositeur, est traité par les médecins car il souffre d'une obsession : il est persuadé d'être immortel. Entre alors en scène Mary Land, couturière de seize ans, orpheline de mère et contrainte de travailler dur pour entretenir son père, lui aussi interné. Jeune fille en fleur, ravissante créature innocente, Mary Land va tomber dans les griffes de Dracula lors d'une visite à son père. Un incident - deux fous jouant au médecin veulent absolument opérer Mary des yeux - bouleverse la jeune fille et la contraint à se reposer à l'hôpital. La petite couturière plonge alors dans un rêve d'horreur. Séduit, Dracula veut l'épouser. Il la capture et l'emmène dans son château, décrit par le scénario comme le «foyer des plaisirs» où douze femmes superbes –les douze épouses de Dracula– préparent Mary à ses futures noces. Mais la jeune fille parvient à repousser les ultimes assauts du séducteur en brandissant la croix de son collier en or. Elle s'enfuit du château et tombe, terrorisée, dans les bras de médecins qui vont la soigner.

Entre rêve et réalité

Pendant ce temps, Dracula retourne à l'hôpital où il fait face à un fou qui braque un pistolet sur sa poitrine. «Es-tu l'immortel Dracula ?» demande ce dernier. «Oui» répond le compositeur. Le fou tire et Dracula meurt : le Mal disparaît. La jeune Mary, elle, finira par épouser le garde-forestier de son village mais ne parlera jamais à son mari de son aventure qui continue à l'obséder. «Était-ce un rêve ou bien la réalité?» s'interroge souvent la jeune femme, rongée par l'obsession et les rêves délirants.

Entre rêve et réalité, le cinéma de Karoly Lajthay reflète bien «l'inquiétante étrangeté» décrite par Sigmund Freud dans un livre paru en 1919. Le film a été tourné à Vienne et à Budapest, les deux berceaux de la psychanalyse, où régnaient Sigmond Freud et le psychanalyste magyar Sandor Ferenczi. Le réalisateur, Karoly Lajthay, s'est fortement imprégné de cette époque. C'est une adaptation austro-hongroise,libre et inventive, du livre de Bram Stoker. Fritz Murnau a probablement vu le film du hongrois Lajthay car il semble qu'il ait copié, dans «Nosferatu», la maison fantastique du décor de «La mort de Dracula», explique l'universitaire Jenِ Farkas, auteur d'un essai sur Dracula.

Le film de Lajthay fut présenté au public viennois en mars 1921 et connut «un succès retentissant» selon les revues de l’époque. Mais il ne recueillit pas la gloire escomptée à Budapest où il sortit trop tard, un an après le film de Murnau «Nosferatu, la symphonie de l'horreur», distribué dès l'automne 1922. A l'époque, la «fièvre Dracula» remplit les grandes salles de cinéma budapestoises, –le Hélikon, le Tivoli et le Renaissance– où les spectateurs se pressèrent pour applaudir l'oeuvre de Murnau.

Comme beaucoup d'artistes hongrois opprimés par la censure et par le nouveau régime autoritaire en Hongrie, Lajthay choisit l'exil et partit en 1930 pour Berlin et Paris. Il y poursuivit sa carrière d'acteur et de metteur en scène. On ne sait pas ce qu'il est advenu des copies de son Dracula et son nom a été éclipsé par celui de Murnau. Karoly Lajthay a toutefois été le premier d'une longue série de réalisateurs –plus d'une centaine ! – à porter Dracula à l'écran.



par Florence  La Bruyère

Article publié le 16/09/2002