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Proche-Orient

<i>«Un mépris honteux pour la vie des Palestiniens»</i>

Dans les villes de Cisjordanie réoccupées depuis la mi-juin,
les soldats tirent à balles réelles sur les civils qui bravent le couvre-feu. Un rapport de B’Tselem, l’organisation des droits de l’homme israélienne, établit qu’au moins quinze Palestiniens, dont douze mineurs, ont été abattus de cette façon. Sans que les soldats soient inquiétés.
De notre correspondant au Proche-Orient

Les soldats israéliens ont la gâchette facile. Beaucoup trop facile. C’est le constat accablant dressé par l’organisation des droits de l’homme israélienne B’Tselem, dans un rapport consacré à la façon dont l’armée applique le couvre feu dans les villes de Cisjordanie réoccupées depuis la mi-juin. En une trentaine de pages, balisées par des témoignages de civils palestiniens et les réactions des porte-paroles de Tsahal, ce texte met en lumière le décalage entre les principes professés par l’armée israélienne et l’action de ses hommes sur le terrain. En l’espace de trois mois et demi, affirme B’Tselem, au moins quinze civils palestiniens, dont douze âgés de moins de seize ans, ont été tués uniquement parce qu’ils circulaient en ville durant le couvre-feu. L’organisation qui récuse l’hypothèse d’accidents isolés ou d’actes de légitime défense, parle d’un «mépris honteux pour la vie des Palestiniens».

Le rapport s’ouvre sur une étude des fondements juridiques du couvre-feu auquel a été soumis la Cisjordanie jour et nuit pendant tout l’été. Il rappelle que la Convention de La Haye sur les lois et les devoirs en temps de guerre, autorise une puissance occupante à prendre des mesures pour assurer l’ordre public et la sécurité, y compris la restriction de mouvement. Mais ce pouvoir, précise le rapport, n’est pas illimité. Même l’armée israélienne le dit. Dans un document cité par B’Tselem, la hiérarchie militaire affirme qu’un «équilibre raisonnable doit être maintenu entre la nécessité d’appliquer des mesures coercitives et les risques de dégâts sur la population et ses propriétés». Le document poursuit : «avant d’appliquer ces mesures, des alternatives doivent être examinées et que la mesure qui endommage le moins le bien-être de la population, doit être choisie».

Or selon B’Tselem, ces recommandations louables ne sont pas appliquées. «Israël a complètement ignoré les souffrances infligées aux Palestiniens, si ce n’est en levant de temps en temps le couvre-feu pour quelques heures (…). L’armée a été incapable de trouver une alternative qui implique une violation des droits de l’homme moins grave. Israël a choisi la mesure la moins chère et la plus simple à appliquer». Une analyse corroborée par le témoignage d’un soldat : «Tout le monde, même les commandants de compagnie et de bataillon, disaient que le couvre-feu était une forme de punition et que la population devait souffrir afin qu’elle comprenne qu’Arafat est un leader catastrophique». B’Tselem en conclut que le couvre-feu est une punition collective, «ce qui est formellement interdit par les lois internationales».

A Jénine, les chars
tirent sur le marché :
quatre morts


La seconde partie du rapport traite du comportement des soldats dans les villes sous couvre-feu. Il établit ce qui, pour n’importe quel habitant de la Cisjordanie, est une évidence, à savoir que l’armée tire à balles réelles sur les civils qui violent le couvre-feu. Le 21 juin à Jénine, un tank fonce sur des badauds qui, pensant que la ville était ouverte, faisaient leurs courses sur le marché. Il tire deux obus et plusieurs rafales de mitrailleuse lourde. Quatre morts, de six, huit, neuf et soixante ans. «L’armée enquête», dit le porte-parole. Le 10 août, à Naplouse, Ahmad Sma’aneh, un électricien de la municipalité, rejoint son bureau en camion, en compagnie de son collègue Ahmad Al Qurini. Arrivé en vue d’un barrage militaire, ils ralentissent. Un soldat leur fait signe d’avancer, tire en l’air, puis il épaule et ouvre le feu sur le pare brise. Ahmed Qurini, 23 ans, meurt sur le coup, le crâne ouvert en deux. «L’armée enquête» dit le porte-parole, puis le procureur militaire, saisi par B’Tselem, corrige : «les soldats ont agi correctement». Il affirme que le camion ne disposait pas du gyrophare orange des véhicules municipaux et que «les soldats ont pensé qu’il cherchait à fuir». Faux : Un film tourné par un journaliste d’Associated Press dans les minutes qui ont suivi le meurtre montre que le camion disposait bien du gyrophare. Le 22 septembre, à Naplouse, Baha al-Bahbash, 13 ans, circule en ville avec des militants pacifistes du International Solidarity Movement. Sans la moindre sommation, un soldat perché sur un blindé à une centaine de mètre, vise et tire. La balle frôle le groupe d’étrangers mais tue Baha en pleine poitrine. «Il manipulait une bombe incendiaire», affirme le porte-parole de l’armée, ce que les quatre militants dénient formellement.

Pour renvoyer les Palestiniens chez eux, les soldats utilisent aussi des grenades lacrymogènes. Tirés sur des enfants ou des personnes âgées, ces projectiles sont à peine moins dangereux que des balles. Le 26 septembre, à Hébron, Alia Aloridat, 43 ans, se rend chez le gynécologue avec sa petite fille, Ghanem Mana’a, quand l’armée surgit en plein centre ville et lance des grenades pour disperser la foule. Ghanem 14 mois, meurt d’asphyxie dans les bras d’Alia. Le 31 juillet, vers 19h30, après la réimposition du couvre-feu, Ashraf Masalah, 25 ans, distribue dans Ramallah des invitations à son mariage. Des soldats l’arrêtent, jettent une grenade lacrymogène dans sa voiture et bloquent les portes pour l’empêcher de sortir pendant environ trente secondes. B’Tselem a demandé le 13 août au procureur militaire qu’il ouvre une enquête mais après un mois, n’a toujours pas reçu de réponse.

Pourtant l’armée sait réagir vite et se montrer ferme quand elle le veut. Le 11 août, à Tulkarem, le taxi de deux journalistes israéliens du quotidien Ha’aretz est pris pour cible par un soldat. Seul le blindage du véhicule leur sauve la mise. Les deux hommes ont eu droit à un coup de téléphone d’excuse officiel du ministre de la Défense israélien et des mesures disciplinaires ont été prises contre le tireur. Pour les Palestiniens, il en va autrement. Dans les quinze cas de meurtre établis par B’Tselem, l’armée n’a consenti, selon l’organisation, à ouvrir une enquête que dans trois seulement. Et dans deux d’entre eux, le résultat n’est toujours pas connu après plusieurs semaines.



par Benjamin  Barthe

Article publié le 20/10/2002