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Turquie

Scrutin législatif à embûches

Le renouvellement anticipé du Parlement devrait ramener les islamistes au gouvernement, les électeurs désirant seulement un gouvernement stable qui créera des emplois. Pour la première fois, des observateurs étrangers suivent ce vote.
De notre correspondant en Turquie

Un scrutin «sans goût, ni saveur», estimait un chroniqueur à la veille d’un scrutin qui ne passionne pas les foules et suscite plus d’inquiétudes que d’espoirs. «La Turquie connaît deux problèmes politiques importants : les tensions entre laïcs et religieux, et les tensions ethniques», écrit pour sa part Ismet Berkan dans le quotidien libéral Radikal. «Nos partis politiques ont-il proposé quelque chose pour résoudre ces problèmes ? La réponse tient en un mot : non !» , regrette-t-il. Voilà, au moment où se referme la campagne, l’ambiance qui prévaut dans une Turquie «déboussolée», selon un analyste dans un institut d’enquêtes d’opinions. Il n’y a jamais eu autant de partis en lice –23 formations politiques– et jamais le résultat n’a été aussi imprévisible, avec des conséquences à moyen terme qui peuvent être cruciales pour le pays, tant au plan intérieur que pour ce qui concerne ses relations extérieures.

Première préoccupation : l’ampleur de la victoire des Islamistes du parti de la Justice et du Développement (AK) dirigé par le charismatique ancien maire d’Istanbul Recep Tayyip Erdogan. Tous les sondages donnent sa formation –créée en mai 2001 d’une scission entre «modernistes» (qu’il représente) et «traditionalistes» sur les cendres du parti de la Vertu (Fazilet), lui-même interdit après la fermeture du parti de la Prospérité (Refah)– largement en tête avec environ 30% des suffrages. La plus grande inquiétude vient de ce qu’il pourrait être le seul à dépasser le barrage des 10% de voix au niveau national, nécessaire pour siéger au Parlement. Il aurait alors, forcément, la majorité absolue qui lui permettrait de modifier la Constitution à sa guise, et pas forcément dans le sens de la défense de la laïcité que garantissent les militaires, quitte à forcer le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan à démissionner comme en juin 1997.

En effet, des autres formations susceptibles de pointer leur nez à l’Assemblée, seul le parti républicain du Peuple (CHP, social-démocrate kémaliste) est aujourd’hui quasiment assuré de franchir le fameux barrage qui va exclure les trois quarts des formations parlementaires actuelles. Le parti de la juste Voie (DYP, actuellement première formation d’opposition au Parlement) pourrait sauver sa place en récupérant les voix de la mouvance nationaliste, actuellement partenaire de la coalition gouvernementale. Le parti de la mère Patrie (ANAP) de l’actuel vice-Premier ministre Mesut Yilmaz, en charge du dossier européen, ferait figure de «miraculé», selon la formule d’un directeur de recherches dans l’institut de sondages Strateji-Mori, s’il parvenait à conserver ses sièges au Parlement. Un parti totalement neuf puisque né début août, le parti Jeune (GP) du baron des média Cem Uzan, fait figure de trublion dans l’arène politique et n’est pas exclu a priori du lot des outsiders.

Instabilités en perspective

L’originalité et la confusion de la situation actuelle vient du fait que le chef du parti AK qui suscite l’engouement d’un tiers des 41 millions d’électeurs turcs est lui-même interdit d’urnes : il ne peut se présenter en raison d’une ancienne condamnation à 10 mois de prison pour «incitation à la haine sur des bases religieuses». On ne sait donc pas qui sera le premier-ministrable du parti. Mais la formation elle-même est également sur le fil du rasoir, puisque le procureur de la Cour de Cassation, Sabih Kanadoglu, a ouvert un procès en interdiction contre elle au prétexte flou qu’elle «n’aurait pas respecté toutes les règles légales de dépôt de ses statuts». La cour a prudemment vendredi annoncé qu’elle rendrait son verdict après les élections.

La deuxième préoccupation, c’est justement la stabilité d’un gouvernement que dirigerait ce parti AK, seul ou avec un partenaire minoritaire. L’attitude de l’Armée demeure un point d’interrogation, après la crise de 1997 et son hostilité répétée à l’envi à toute forme d’Islam politique. Beaucoup prévoient déjà que cette incompatibilité devrait déboucher sur une impossibilité à former un gouvernement et la convocation de nouvelles élections, très rapidement. Une série d’incertitudes qui ont fait retenir au FMI le décaissement de la dernière tranche de son crédit stand-by, dans un programme de 17 milliards de dollars lancé en mai 2001, et envoyer des observateurs de l’Union Européenne et de l’OSCE, une première dans l’histoire du pays.

Pourtant, la population et les milieux d’affaires appellent de leurs vœux la victoire de M. Erdogan, fort de sa bonne gestion de la métropole d’Istanbul, et cela même sans afficher de sympathie particulière pour l’islamisme mais simplement pour mettre fin à l’instabilité gouvernementale chronique depuis des années qui mène au blocage des institutions. «Les électeurs paraissent déboussolés, réclament uniquement un leader fort, et demeurent indécis», explique Atilgan, directeur de recherches chez Strateji-Mori. «Peut-être que nous pourrons parler du futur de la Turquie lors du prochain scrutin» prévoit déjà avec pessimisme Ismet Berkan.



par Jérôme  Bastion

Article publié le 02/11/2002