Turquie
Un séisme politique et stratégique
Les islamistes obtiennent la majorité absolue au parlement. Le Parti de la justice et du développement (AK) remporte 363 sièges sur les 550 que compte l'assemblée. Seul résiste, dans la nouvelle configuration politique, le parti social-démocrate Républicain du peuple qui obtient 178 sièges. Aucun des 16 autres partis en lice n'a obtenu les 10% minimum de suffrages requis pour être représenté, pas même le Parti démocrate de gauche du Premier ministre sortant, Bulent Ecevit, également écarté. L'AK devrait se réunir dès mardi pour désigner le futur Premier ministre. L’ampleur de cette victoire a surpris l’Europe et les Etats-Unis et risque de provoquer un autre tremblement de terre politique dans une région en proie à d’autres longues crises.
«Nous ne voulons pas qu’il y ait une guerre en Irak. Nous allons tout faire pour éviter une guerre dans laquelle la Turquie serait entraînée. Nous allons agir conformément aux intérêts de la Turquie». Quelques heures seulement après l’annonce de la victoire écrasante du parti néo-islamiste AK (Justice et développement) de Recep Tayyip Erdogan, son vice-président, Abdullah Gul, qui pourrait être le prochain Premier ministre turc, a rappelé que son pays a essuyé d’importantes pertes économiques, lors de la guerre du Golfe, en 1991: 40 milliards de dollars. Il sait aussi que la base militaire d’Incirlik (sud de la Turquie) joue toujours un rôle de premier plan dans les opération américano-britanniques de surveillance de la «zone d’exclusion aérienne» établie dans le nord de l’Irak, une région habitée presque exclusivement par des populations kurdes. Or, la question kurde demeure une épine importante pour tout gouvernement turc, car un éventuel renversement du régime dictatorial de Saddam Hussein peut provoquer la création de facto d’un état kurde autonome dans le nord irakien, juste en face des région kurdes de Turquie.
Mais cette question n’est pas seule susceptible de connaître des développements inattendus, à la suite du triomphe d’Erdogan, un ancien maire d’Istanbul à la fois populiste, islamiste et internationaliste. Une sorte d’anti-Ataturk, ce père de la Turquie moderne qui il y a 80 ans avait commencé à bâtir un pays à la fois laïque, militarisé et nationaliste sur les décombres de l’empire ottoman. Seul pays musulman membre de l’Otan, la Turquie est un allié essentiel dans tous les domaines d’Israël, et un partenaire diplomatique et militaire essentiel dans le dispositif américain de la Méditerranée orientale, comme au Proche et Moyen-Orient, au moment où Washington ne peut plus tout à fait compter sur un allié aussi traditionnel que l’Arabie saoudite. Le fait qu’Ankara assure actuellement la direction du contingent militaire présent en Afghanistan en dit long sur ses capacités militaires et sa fidélité à tout épreuve, du moins jusque-là.
C’est pour bien vérifier cela que le chef d’état-major des armées turques, le général Hilmi Ozkok, arrive ce lundi 4 novembre à Washington. Cette visite, faite à l'invitation du général Richard Myers, chef d’état-major américain, permettra à Ozkok de parler, officiellement, «de la coopération militaire turco-américaine et des développements régionaux» au Pentagone, au Département d’Etat et à la Maison blanche. Mais nul doute que le premier sujet de ces entretiens portera sur les intentions réelles de Tayyip Erdogan et Abdullah Gul en politique intérieure comme étrangère.
Un islamisme «néo-ottoman»
L’élimination des grands partis traditionnels du parlement, au bout de deux ans de chaos économique et monétaire et de plus d’un million de nouveaux chômeurs, laisse à l’AK peu de marge de manoeuvre et beaucoup d’incertitude. Comment va-t-il tenir ne serait-ce qu’une partie de ses promesses électorales ? La lutte contre la corruption et la pauvreté est devenue une priorité du nouveau gouvernement. Mais la stabilité politique ne semble pas garantie, dans un pays où l’armée, traditionnellement anti-islamiste et attachée aux valeurs laïques chères à Ataturk, n’hésite pas à recourir au coup d’état: depuis 1960 trois gouvernements élus ont été renversés par des putsch, et le premier gouvernement islamiste du pays a vite fait long feu, en 1997, sous la simple pression du Conseil suprême de la défense. Ce qui confirme les limites de la «démocratie turque», alors que l’Union européenne s’apprête à prendre une décision cruciale sur l’adhésion éventuelle de la Turquie.
C’est en effet lors du sommet de Copenhague des 12 et 13 décembre prochains que l’UE doit se prononcer sur une éventuelle date d’ouverture de négociations. Pour l’heure, à Bruxelles comme à Washington, on préfère rappeler que «le parti d’Erdogan a opéré un fort recentrage», ces derniers temps. Ce qui est indéniable: il y a trois ans seulement Erdogan disait que «les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos boucliers, les mosquées nos casernes». Ce qui lui vaut aujourd’hui d’être légalement empêché de devenir Premier ministre. Mais son parti est-il vraiment comparable à la CDU allemande de Konrad Adenauer et Helmut Kohl, à la Démocratie chrétienne italienne d’Alcide de Gasperi et Giulio Andreotti ou au MRP français, trois formations catholiques, mais aussi très atlantistes et pro-américaines, issues de la Deuxième Guerre mondiale ?
Ces dernières années, deux autres formations politiques ont créé la surprise électorale, en Europe, à l’image de l’AK d’Erdogan: le Parti populaire autrichien de Jörg Haider et la Maison des libertés de Silvio Berlusconi, qui ont largement dépassé les 30% des suffrages. Or, nul n’ignore que Haider et Berlusconi entretiennent des liens avec les milieux catholiques les plus conservateurs et demeurent basés sur une autre forme de populisme plus ou moins xénophobe. Comme si, à la périphérie des Balkans, de petits ou grands séismes politiques prenaient désormais le relais d’une guerre qui ne tue plus mais qui n’est pas pour autant tout à fait terminée.
L’AK contrôle actuellement les centres névralgiques du pouvoir, et la direction d’une métropole aussi incontrôlable qu’Istanbul a confirmé la popularité d’Erdogan et ses capacités de gestionnaire. Mais, avant d’être obligé de modérer ses propos et de changer le nom du parti, le vice-président Abdullah Gul semblait passablement anti-occidental, notamment tout au long de la guerre de Bosnie (et de ses horreurs), lors des agressions racistes contre les Turcs en Allemagne et surtout lorsqu’on débattait, à Bruxelles, de «l’identité chrétienne» de l’Europe.
Par la suite, il s’est dit à la fois pro-européen, atlantiste et même prêt à accepter les diktats du FMI. Tout en ajoutant que son islamisme était en quelque sorte «néo-ottoman», en signifiant par là que la «grandeur» d’antan n’était pas oubliée mais aussi que la Turquie devait être de nouveau ouverte, tolérante, plurielle. Difficile, dans ces conditions, de savoir si la Turquie de l’AK penche plus du côté de l’Occident ou de l’Orient. Comme toujours.
Mais cette question n’est pas seule susceptible de connaître des développements inattendus, à la suite du triomphe d’Erdogan, un ancien maire d’Istanbul à la fois populiste, islamiste et internationaliste. Une sorte d’anti-Ataturk, ce père de la Turquie moderne qui il y a 80 ans avait commencé à bâtir un pays à la fois laïque, militarisé et nationaliste sur les décombres de l’empire ottoman. Seul pays musulman membre de l’Otan, la Turquie est un allié essentiel dans tous les domaines d’Israël, et un partenaire diplomatique et militaire essentiel dans le dispositif américain de la Méditerranée orientale, comme au Proche et Moyen-Orient, au moment où Washington ne peut plus tout à fait compter sur un allié aussi traditionnel que l’Arabie saoudite. Le fait qu’Ankara assure actuellement la direction du contingent militaire présent en Afghanistan en dit long sur ses capacités militaires et sa fidélité à tout épreuve, du moins jusque-là.
C’est pour bien vérifier cela que le chef d’état-major des armées turques, le général Hilmi Ozkok, arrive ce lundi 4 novembre à Washington. Cette visite, faite à l'invitation du général Richard Myers, chef d’état-major américain, permettra à Ozkok de parler, officiellement, «de la coopération militaire turco-américaine et des développements régionaux» au Pentagone, au Département d’Etat et à la Maison blanche. Mais nul doute que le premier sujet de ces entretiens portera sur les intentions réelles de Tayyip Erdogan et Abdullah Gul en politique intérieure comme étrangère.
Un islamisme «néo-ottoman»
L’élimination des grands partis traditionnels du parlement, au bout de deux ans de chaos économique et monétaire et de plus d’un million de nouveaux chômeurs, laisse à l’AK peu de marge de manoeuvre et beaucoup d’incertitude. Comment va-t-il tenir ne serait-ce qu’une partie de ses promesses électorales ? La lutte contre la corruption et la pauvreté est devenue une priorité du nouveau gouvernement. Mais la stabilité politique ne semble pas garantie, dans un pays où l’armée, traditionnellement anti-islamiste et attachée aux valeurs laïques chères à Ataturk, n’hésite pas à recourir au coup d’état: depuis 1960 trois gouvernements élus ont été renversés par des putsch, et le premier gouvernement islamiste du pays a vite fait long feu, en 1997, sous la simple pression du Conseil suprême de la défense. Ce qui confirme les limites de la «démocratie turque», alors que l’Union européenne s’apprête à prendre une décision cruciale sur l’adhésion éventuelle de la Turquie.
C’est en effet lors du sommet de Copenhague des 12 et 13 décembre prochains que l’UE doit se prononcer sur une éventuelle date d’ouverture de négociations. Pour l’heure, à Bruxelles comme à Washington, on préfère rappeler que «le parti d’Erdogan a opéré un fort recentrage», ces derniers temps. Ce qui est indéniable: il y a trois ans seulement Erdogan disait que «les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos boucliers, les mosquées nos casernes». Ce qui lui vaut aujourd’hui d’être légalement empêché de devenir Premier ministre. Mais son parti est-il vraiment comparable à la CDU allemande de Konrad Adenauer et Helmut Kohl, à la Démocratie chrétienne italienne d’Alcide de Gasperi et Giulio Andreotti ou au MRP français, trois formations catholiques, mais aussi très atlantistes et pro-américaines, issues de la Deuxième Guerre mondiale ?
Ces dernières années, deux autres formations politiques ont créé la surprise électorale, en Europe, à l’image de l’AK d’Erdogan: le Parti populaire autrichien de Jörg Haider et la Maison des libertés de Silvio Berlusconi, qui ont largement dépassé les 30% des suffrages. Or, nul n’ignore que Haider et Berlusconi entretiennent des liens avec les milieux catholiques les plus conservateurs et demeurent basés sur une autre forme de populisme plus ou moins xénophobe. Comme si, à la périphérie des Balkans, de petits ou grands séismes politiques prenaient désormais le relais d’une guerre qui ne tue plus mais qui n’est pas pour autant tout à fait terminée.
L’AK contrôle actuellement les centres névralgiques du pouvoir, et la direction d’une métropole aussi incontrôlable qu’Istanbul a confirmé la popularité d’Erdogan et ses capacités de gestionnaire. Mais, avant d’être obligé de modérer ses propos et de changer le nom du parti, le vice-président Abdullah Gul semblait passablement anti-occidental, notamment tout au long de la guerre de Bosnie (et de ses horreurs), lors des agressions racistes contre les Turcs en Allemagne et surtout lorsqu’on débattait, à Bruxelles, de «l’identité chrétienne» de l’Europe.
Par la suite, il s’est dit à la fois pro-européen, atlantiste et même prêt à accepter les diktats du FMI. Tout en ajoutant que son islamisme était en quelque sorte «néo-ottoman», en signifiant par là que la «grandeur» d’antan n’était pas oubliée mais aussi que la Turquie devait être de nouveau ouverte, tolérante, plurielle. Difficile, dans ces conditions, de savoir si la Turquie de l’AK penche plus du côté de l’Occident ou de l’Orient. Comme toujours.
par Elio Comarin
Article publié le 04/11/2002