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Irak

Les Irakiens face à la menace

Alors que Washington a désigné Bagdad comme sa prochaine cible, les Irakiens cherchent à mener une vie normale. A Bagdad, où on ne parle guère de la menace d’une offensive américaine, les soucis du quotidien demeurent la principale préoccupation.
Correspondance de Bagdad

Abd Al-Jalil dirige une entreprise. Il porte l’obligatoire moustache avec la distinction d’un gentleman. Mais quand on lui parle d’une éventuelle frappe américaine, il sort l’artillerie lourde. «Vous savez, menace-t-il, il y a une arme automatique, une kalachnikov, dans chaque maison irakienne, parce que l’Irak est un pays de guerriers». Il n’a pas de sympathie particulière pour le régime, mais éprouve une haine féroce contre les Etats-Unis. «Les Américains espèrent un soulèvement. Ca aurait pu être possible avant, en 1991 ou 1992, parce que le pays venait de vivre une épreuve très dure. Mais après 10 ans d’embargo, nous haïssons les Américains. S’ils viennent, nous les mangerons dans les rues !».

Le discours des Irakiens varie beaucoup entre des dévotions totales affichées et des doutes sur le régime. Mais le nationalisme hérité de la révolution bassiste fédère le pays, constitué d’une mosaïque de peuples et de religions. «Ce n’est pas que nous aimions Saddam, poursuit Abd Al-Jalil, mais il préserve l’équilibre et l’intégrité du pays. Et ça, personne d’autre ne peut le faire». Les Irakiens en appellent à Dieu et à leur président («abouna», notre père) de crainte d’une nouvelle guerre. «Tout le monde dit qu’il y aura une attaque en décembre ou en janvier. Ca commence à me faire peur: c’est bientôt, janvier…», explique Mohammed, ingénieur. Avant d’ajouter: «vous ne pouvez pas imaginer ce qu’on a déjà souffert».

Il faut dire que la guerre du Golfe a laissé des traumatismes visibles, même si la vitrine a été réparée. Les rues de Bagdad ont été débarrassées depuis longtemps des stigmates de la guerre du Golfe. Les bâtiments sont refaits à neuf, tous les ponts sur le Tigre reconstruits, l’électricité fonctionne toute la journée. Partout, des travaux sont en cours: Zawra, le grand parc central, est en train d’être refait avec un nouveau zoo, et la «plus grande mosquée du monde» est en construction à la place de l’ancien aéroport, presque en centre ville.

«Vivement qu’on en finisse»

Mais en dehors de la capitale où se tient «un concours de Mercedes et de BMW», selon les termes d’un Bagdadi, la province vit dans la disette. Et dans les esprits, les traumatismes de la guerre et des années noires de l’embargo total ne sont pas effacés. Saadi, la cinquantaine bien marquée, est un artiste. Il survit en vendant ses toiles futuristes dans les pays du Golfe. «Chacun a vécu des moments très forts, se souvient-il. Je me souviens d’un jour où je rendais visite à ma famille à la campagne. Au moment où passais sur un pont avec toute ma famille dans la voiture, un avion est arrivé et a largué sa bombe, qui est tombée juste derrière et le pont s’est effondré derrière nous. J’ai senti la voiture faire un bond. J’ai eu effroyablement peur sur le moment mais, en y repensant par la suite, je me suis dit que le pilote avait dû nous voir, tous, dans la voiture, et qu’il avait fait exprès de lancer sa bombe derrière nous».

Parfois, à l’écart des «traducteurs» du ministère de l’Information qui accompagnent les journalistes étrangers dans leurs déplacements, les langues se délient. Et le résultat est violent. «Vous allez me dire que je suis fou, mais je souhaite une attaque américaine le plus vite possible, lâche Samir, chauffeur de taxi, après un coup d’œil anxieux autour de lui. J’en ai assez de ce pays et de ce gouvernement qui nous prend à la gorge. J’ai voté non au référendum (qui a reconduit, avec un score officiel de 100%, Saddam Hussein à la présidence pour sept ans début octobre, ndlr), et je sais que plusieurs de mes amis l’ont fait aussi. Nous avons très peur. Nous ne parlons pas habituellement de ce sujet aux étrangers, mais entre nous, nous en parlons, et je le gouvernement le sait très bien. Nous, les Irakiens, nous sommes des moutons. Saddam nous conduit à l’abattoir et nous le suivons sans rien dire. Nous avons peur, vraiment très peur. Vivement qu’on en finisse».



par Nicolas  Hénin

Article publié le 07/11/2002