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Irak

Plongée au cœur du pays chiite

A près de 150 kilomètres au sud de Bagdad, les villes de Nadjaf et de Kerbala constituent les lieux les plus sacrés de l’Islam chiite. Les chiites affichent leur soutien au régime mais se plaignent de discriminations.
De notre envoyé spécial en Irak

Un interminable défilé de cercueils. Toutes les cinq minutes environ, un cortège funéraire passe. Cinq ou six hommes portent une caisse de bois de récupération recouverte, quand le défunt en avait les moyens, d’un tissu plus ou moins décoré. Ils se relaient, le cercueil passe d’épaule en épaule. Ils marchent d’un pas soutenu en psalmodiant. «la illah il’allah», il n’est d’autre divinité que Dieu. Ils font le tour de la mosquée, puis se dirigent vers le cimetière. Nous sommes à Nadjaf, le quatrième lieu saint de l’Islam après La Mecque, Médine et Jérusalem, et le premier lieu saint pour les chiites. Tout irakien rêve chiite d’être enterré ici, et la ville accueille «le plus grand cimetière du monde», affirment ses habitants. Chaque jour, entre quatre-vingt et cent funérailles. A perte de vue, des tombes en brique ou en pisé. Depuis quatorze siècles qu’il a été ouvert, la terre de ce cimetière héberge des millions de dépouilles. «Ici, la terre est si sèche que le trou de la tombe ne laisse pas de trace», explique Abdel Halim, qui travaille à la mosquée.

La mosquée de Koufa, la dernière demeure de l’imam Ali, gendre du prophète, est splendide avec sa coupole en briquettes d’or pur. Elle est fréquentée par des femmes en noir. Les Iraniens sont nombreux à revenir en pèlerinage depuis que le pays leur a rouvert les frontières, fermées depuis la guerre Iran-Irak, en 1997. Même les Irakiens qui accompagnent les visites parlent persan. Ironie de l’histoire, la plupart l’ont appris lors des longues années passées comme prisonniers de guerre dans le pays des mollahs. Ici, Iraniens et Irakiens ont toujours entretenu des relations intimes et la ville a hébergé l’ayatollah Khomeiny lors de son exil de 1965 à 1978.

C’est de ces villes qu’est partie l’insurrection chiite en 1991, et le pouvoir de Bagdad a depuis su faire payer aux habitants de la région son infidélité. Il est aujourd’hui difficile de recueillir des opinions défavorables dans les rues de la ville. On n’a pas peur d’un conflit, mais hors de question de pactiser avec l’envahisseur. «Les étrangers sont les bienvenus dans nos lieux saints, explique un «gaïm», le nom donné à ceux qui servent à la mosquée. Je n’ai pas peur de l’armée américaine. J’ai servi 14 ans dans l’armée irakienne et fait les deux guerres.» «Nous sommes chiites, mais Irakiens avant tout, et nous ne sommes pas intéressés par prendre le pouvoir», poursuit Ahmed. Professeur d’anglais, il se retrouve réduit à vendre des habits sur le trottoir. Il s’estime pourtant victime d’une ségrégation. «Si j’étais sunnite, je pourrais faire mon métier et je n’aurais pas à vendre dans la rue.»

Le gouvernement est fort, mais Dieu est encore plus fort

Chiites ou sunnites, de nombreux fonctionnaires ont abandonné leur emploi. Ahmed gagnait 196 dinars par mois à la veille de la guerre du Golfe, soit à peu près 600 dollars, le dinar valant à l’époque un peu plus de 3 dollars. Depuis, le dinar s’est effondré et les salaires n’ont pas progressé dans les mêmes proportions. S’il avait conservé son emploi, Ahmed aurait gagné 80 000 dinars, soit… neuf dollars d’aujourd’hui chaque mois.

Autour du mausolée d’Hussein, à Kerbala, les commerçants s’affairent dans le souk aux étoffes. Ici, les visiteurs viennent d’Iran ou du Golfe, et les tissus sont achetés à Abou Dhabi ou Dubaï. Très vite après la guerre, la frontière du sud de l’Irak est redevenue poreuse et les personnes et les marchandises ont recommencé à circuler. Samir vend des briquettes d’argile hexagonales. Elles portent l’inscription «Allah» et sont posées à la tête du tapis de prière. Le front vient ainsi effleurer cette terre sacrée de Kerbala, et tout pèlerin se doit d’en ramener une.

Jihad connaît bien ce souk. La trentaine, il n’a jamais eu d’autres métiers que d’y vendre des «abayas», de larges manteaux bédouins en feutrine beige. Installé en face à la mosquée, il semble faire le guet. «Dieu est avec nous et il nous aidera. Et jamais il ne permettra aux Américains de rentrer dans nos lieux saints», juge-t-il. A qui, de Dieu ou de son gouvernement, fait-il le plus confiance pour empêcher cette intrusion ? «Le gouvernement est fort, mais Dieu est encore plus fort», pense-t-il, avant d’estimer «et puis les Iraniens non plus ne laisseront pas agresser ces sanctuaires.» Si l’Iran en tant qu’État devrait garder une neutralité prudente dans un conflit en Irak, il est à craindre que des moudjahidines ne s’emparent de la cause des lieux saints s’ils venaient à être menacés par des troupes d’«infidèles».



par Nicolas  Hénin

Article publié le 11/11/2002