Immigration
Le flot des clandestins ne tarit pas
Les deux naufrages qui se sont produits simultanément le 1er décembre au large de la Libye et des côtes du Sahara Occidental le prouvent une fois de plus : rien n’arrête les candidats à l’émigration clandestine.
De notre correspondante à Casablanca
Douze morts et cinquante-six disparus sur la côte libyenne, trente-six morts dans la région de Laâyoune, au Sahara Occidental, selon un représentant de Médecins Sans Frontières. Très majoritairement venus de pays d’Afrique Subsaharienne, pour tenter une traversée clandestine vers l’Europe. De tels drames sont courants au Maroc, les vagues de l’Atlantique ayant vite fait de renverser les barques de pêche, les «pateras» sur lesquelles s’embarquent régulièrement les candidats au rêve européen. Sept cents Marocains ont ainsi perdu la vie en 2001. «Certaines régions sont véritablement sinistrées, elles perdent leurs jeunes de cette façon, dans une indifférence totale et le silence des autorités». Khalil Jemmah, qui résume ainsi la situation, est le président de l’unique association marocaine à dénoncer les ravages de l’émigration clandestine. L’AFVIC (Association des amis et familles de victimes de l’immigration clandestine) travaille depuis un peu plus d’un an sur tous les dossiers liés à l’émigration clandestine.
Côté chiffres, les statistiques sont particulièrement difficiles à établir, clandestinité oblige. Une certitude, cependant : une arrestation équivaut à trois passages «réussis». A partir de cette donnée, Pierre Vermeren a pu estimer, pour le Monde Diplomatique de juin 2002, que 100 000 personnes tentaient, chaque année, de franchir le seul détroit de Gibraltar, puisque 21 000 clandestins y avaient été appréhendés durant les huit premiers mois de l’année 2001. Il convient, malgré tout, de nuancer ces estimations effarantes, dans la mesure où les candidats au passage sont souvent des récidivistes. En dépit des arrestations et des naufrages, les survivants poursuivent inlassablement leur quête de l’Eldorado européen.
Des filières organisées
Pour Khalil Jemmah, c’est «l’illusion» qui est la première cause de ces tentatives désespérées de fuir un pays qui ne leur offre pas d’avenir. L’arrivée massive des antennes paraboliques au royaume chérifien, dans les années 90 y est bien sûr pour quelque chose. Mais plus encore, le retour, chaque été, des MRE, ces Marocains résidents à l’étranger, qui impressionnent avec leurs voitures flambant neuves et l’argent dépensé sans compter. Avec un chômage endémique et 18% de la population au-dessous du seuil de pauvreté absolue, l’envie de quitter le pays pour un ciel meilleur tourne vite à l’obsession. D’où les récidives de candidats qui ont peut-être perdu leur naïveté de terriens quant à la facilité de la traversée, mais qui estiment qu’il est de leur devoir de ne revenir à la maison qu’après avoir «réussi» en Europe. La détresse ne suffit cependant pas à expliquer, seule, l’ampleur du phénomène. Les passeurs sont organisés en filières qui assurent jusqu’au recrutement des futurs clandestins. Le «recruteur» travaille dans un périmètre bien délimité, il remet ensuite ses candidats au passeur, qui appuie sa logistique sur des «hébergeants», côté marocain et côté espagnol. Le tout est supervisé par un «cerveau», Marocain ou Espagnol la plupart du temps, mais qui peut être aussi Portugais ou Turc. «On connaît les passeurs, on pourrait établir des listes, dit encore Khalil Jemmah, mais la législation marocaine ne criminalise pas leur activité. On ne peut les attaquer en justice que dans le cadre d’une escroquerie, ce qui est très rare, puisqu’on les voit plutôt comme des Robin des Bois.»
En attendant, c’est toute la côte Nord du Maroc, de Al Hoceima à Kénitra, qui est touchée par le phénomène des «pateras» de clandestins à destination de l’Espagne, ainsi que la côte saharienne face aux îles Canaries, de Tarfaya à Dakhla. Des points de passages où des clandestins d’Afrique subsaharienne viennent s’ajouter aux Marocains. Et auxquels il faut, en outre, ajouter les «combines» trouvées par ceux qui ne peuvent réunir les 5 000 à 10 000 dirhams (500 à 1000 euros) du passage par la mer. Passagers clandestins des camions embarquant à Tanger ou à Casablanca, enfants s’introduisant dans les villes espagnoles de Ceuta et Melillia, sachant que l’Espagne ne peut les expulser s’ils sont mineurs, ou tentant quotidiennement de s’embarquer aussi par Tanger. Les plus favorisés, mus eux aussi par le manque de perspectives au pays, se font exfiltrer en Europe lors d’une escale aérienne, s’ils n’ont pas obtenu de visa par la voie légale. On le voit, tout est bon pour fuir le Maroc, classé 123ème au monde pour son développement humain. Les tribunaux doivent même traiter, actuellement, d’une «escroquerie», organisée en 2001 par une association affiliée au parti conservateur de l’Istiqlal qui devait, sous couvert d’une croisière, faire émigrer clandestinement de jeunes marocains en Grèce et en Italie !
Sans développement économique tangible des pays concernés, le rêve européen risque donc de continuer à charrier ses cadavres sur les plages marocaines et espagnoles.
Douze morts et cinquante-six disparus sur la côte libyenne, trente-six morts dans la région de Laâyoune, au Sahara Occidental, selon un représentant de Médecins Sans Frontières. Très majoritairement venus de pays d’Afrique Subsaharienne, pour tenter une traversée clandestine vers l’Europe. De tels drames sont courants au Maroc, les vagues de l’Atlantique ayant vite fait de renverser les barques de pêche, les «pateras» sur lesquelles s’embarquent régulièrement les candidats au rêve européen. Sept cents Marocains ont ainsi perdu la vie en 2001. «Certaines régions sont véritablement sinistrées, elles perdent leurs jeunes de cette façon, dans une indifférence totale et le silence des autorités». Khalil Jemmah, qui résume ainsi la situation, est le président de l’unique association marocaine à dénoncer les ravages de l’émigration clandestine. L’AFVIC (Association des amis et familles de victimes de l’immigration clandestine) travaille depuis un peu plus d’un an sur tous les dossiers liés à l’émigration clandestine.
Côté chiffres, les statistiques sont particulièrement difficiles à établir, clandestinité oblige. Une certitude, cependant : une arrestation équivaut à trois passages «réussis». A partir de cette donnée, Pierre Vermeren a pu estimer, pour le Monde Diplomatique de juin 2002, que 100 000 personnes tentaient, chaque année, de franchir le seul détroit de Gibraltar, puisque 21 000 clandestins y avaient été appréhendés durant les huit premiers mois de l’année 2001. Il convient, malgré tout, de nuancer ces estimations effarantes, dans la mesure où les candidats au passage sont souvent des récidivistes. En dépit des arrestations et des naufrages, les survivants poursuivent inlassablement leur quête de l’Eldorado européen.
Des filières organisées
Pour Khalil Jemmah, c’est «l’illusion» qui est la première cause de ces tentatives désespérées de fuir un pays qui ne leur offre pas d’avenir. L’arrivée massive des antennes paraboliques au royaume chérifien, dans les années 90 y est bien sûr pour quelque chose. Mais plus encore, le retour, chaque été, des MRE, ces Marocains résidents à l’étranger, qui impressionnent avec leurs voitures flambant neuves et l’argent dépensé sans compter. Avec un chômage endémique et 18% de la population au-dessous du seuil de pauvreté absolue, l’envie de quitter le pays pour un ciel meilleur tourne vite à l’obsession. D’où les récidives de candidats qui ont peut-être perdu leur naïveté de terriens quant à la facilité de la traversée, mais qui estiment qu’il est de leur devoir de ne revenir à la maison qu’après avoir «réussi» en Europe. La détresse ne suffit cependant pas à expliquer, seule, l’ampleur du phénomène. Les passeurs sont organisés en filières qui assurent jusqu’au recrutement des futurs clandestins. Le «recruteur» travaille dans un périmètre bien délimité, il remet ensuite ses candidats au passeur, qui appuie sa logistique sur des «hébergeants», côté marocain et côté espagnol. Le tout est supervisé par un «cerveau», Marocain ou Espagnol la plupart du temps, mais qui peut être aussi Portugais ou Turc. «On connaît les passeurs, on pourrait établir des listes, dit encore Khalil Jemmah, mais la législation marocaine ne criminalise pas leur activité. On ne peut les attaquer en justice que dans le cadre d’une escroquerie, ce qui est très rare, puisqu’on les voit plutôt comme des Robin des Bois.»
En attendant, c’est toute la côte Nord du Maroc, de Al Hoceima à Kénitra, qui est touchée par le phénomène des «pateras» de clandestins à destination de l’Espagne, ainsi que la côte saharienne face aux îles Canaries, de Tarfaya à Dakhla. Des points de passages où des clandestins d’Afrique subsaharienne viennent s’ajouter aux Marocains. Et auxquels il faut, en outre, ajouter les «combines» trouvées par ceux qui ne peuvent réunir les 5 000 à 10 000 dirhams (500 à 1000 euros) du passage par la mer. Passagers clandestins des camions embarquant à Tanger ou à Casablanca, enfants s’introduisant dans les villes espagnoles de Ceuta et Melillia, sachant que l’Espagne ne peut les expulser s’ils sont mineurs, ou tentant quotidiennement de s’embarquer aussi par Tanger. Les plus favorisés, mus eux aussi par le manque de perspectives au pays, se font exfiltrer en Europe lors d’une escale aérienne, s’ils n’ont pas obtenu de visa par la voie légale. On le voit, tout est bon pour fuir le Maroc, classé 123ème au monde pour son développement humain. Les tribunaux doivent même traiter, actuellement, d’une «escroquerie», organisée en 2001 par une association affiliée au parti conservateur de l’Istiqlal qui devait, sous couvert d’une croisière, faire émigrer clandestinement de jeunes marocains en Grèce et en Italie !
Sans développement économique tangible des pays concernés, le rêve européen risque donc de continuer à charrier ses cadavres sur les plages marocaines et espagnoles.
par Isabelle Broz
Article publié le 03/12/2002